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Eliot : « Nous naissons tous dans un état de stupidité morale. » Est-ce bien sûr ? Je crois que, seul, « l’homme » des sociologues est assez « stupide » pour ne pas saisir les règles les plus élémentaires du juste, du tien et du mien, des conventions, des bienfaits et de la reconnaissance, du courage, des vertus publiques et même privées. Seul il a besoin, pour lui ouvrir l’intelligence, de tout l’appareil des législations ou contraintes légales, de tout l’amas des sciences sociales, y compris l’histoire de la propriété et de ses formes, l’histoire de la famille et de ses formes, l’histoire des contrats et de leurs formes, etc., etc.

Pour opposer la genèse sociologique de la morale à la genèse psychologique, on fait observer que, si les anciens Romains n’ont pas eu cette large conception que nous avons aujourd’hui de l’humanité, c’est que « de pareilles idées étaient incompatibles avec la nature de la cité romaine. » Notre cosmopolitisme, ajoute M. Durkheim, ne pouvait pas plus y apparaître qu’une plante ne peut germer sur un sol incapable de la nourrir. — Soit. Encore faut-il que la graine de la plante existe, et ce ne sont pas les conditions du sol, fussent-elles sine qua non, qui produisent cette graine. Condition nécessaire n’est pas cause. De même, est-il certain que ce soit uniquement l’état social de la cité romaine qui, à une époque déterminée, a produit l’idée d’humanité, d’homme en général, doué de « raison ? » Le développement de la philosophie chez les anciens sages n’y fut-il pour rien ? Platoniciens et stoïciens ne faisaient-ils que traduire en formules la vie athénienne quand ils attribuaient à l’homme une « raison, » une « participation aux vérités universelles, » une sorte de vie universelle elle-même ? — Si l’amour de l’humanité, réplique-t-on, a fait son apparition, ce n’est pas à la suite de découvertes philosophiques ; ce n’est pas que nos esprits se soient ouverts à des vérités auparavant méconnues : c’est, dit M. Durkheim, que « des changemens se sont produits dans la structure des sociétés qui ont rendu nécessaire ce changement des mœurs. » Ainsi, d’un nouveau trait de plume, se trouvent rayées de l’histoire, comme des « épiphénomènes » sans influence, la philosophie grecque ou latine et, qui est plus est, la religion chrétienne. Jésus n’a-t-il donc eu personnellement aucune part dans l’idée, vraie ou fausse, d’une humanité composée de frères, fils d’un père commun, ayant même origine et même destinée ? Au lieu de se borner à ériger en théorie la