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quelque conformité de nature et qui m’inspire une profonde sympathie. Elle n’est pas du monde où elle vit, elle est bien des nôtres. » Sur la question d’argent, du reste, préoccupation constante d’Eugène, son père demeure intraitable. Et pourtant la situation de peintre est acceptée. Tout compte fait, le jeune homme passe dans son pays un mois de mai à la fois paisible et mélancolique.


A Paul Bataillard.


Lafont, 23 avril 1847.

… J’habite avec mon père et ma mère la grande et triste prison de Lafont. Je m’y consumerais d’ennui, si je n’avais du travail ou que j’y dusse séjourner plus longtemps. La perspective si prochaine de retourner à Paris anime un peu cette solitude profonde…

L’état moral de mon pays est toujours à peu près le même, un égoïsme profond sous les noms d’esprit de famille, d’esprit de localité, d’intérêt de paroisse ; la petite morgue des enrichis, l’insolence du rentier et son dédain pour le pauvre artisan de sa fortune ; l’amour insupportable des cancans, la manie des nouvelles propre à tous les esprits oisifs ; l’inquiétude de ce qu’on dit ou pense, la curiosité de ce qu’on fait chez le voisin…

Ma première visite à Saint-Maurice a été, mon ami, un religieux pèlerinage à travers tout mon passé. Mes souvenirs ont encore une extrême vivacité ; je me suis retrouvé, en présence des lieux témoins impassibles de tant de changemens, jeune et amoureux comme il y a huit ans. Amoureux de quoi, je vous le demande ? Amoureux d’une ombre, de l’ombre d’une ombre. J’ai recomposé pièce à pièce l’histoire entière de ma vie. J’en ai retrouvé les débris épars au pied de chacun de mes arbres. Vous aviez bien raison, mon ami, il y a des choses tombées de mon cœur qui sont à jamais regrettables, des instincts, des naïvetés, des idolâtries, des superstitions : toutes ces fleurs de l’extrême jeunesse. Les fruits de l’été vaudront-ils les fleurs de mai ? C’est donc fini, mon ami, la jeunesse et tout le reste ! Nous ne nous reverrons donc plus ! C’est au tour des jeunes gens qui nous suivent à être amoureux, à le dire, à faire des vers, à jouir des délicieuses mélancolies de vingt ans. Un jour, peut-être bientôt, nous perdrons jusqu’au souvenir que nous avons été jeunes,