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il n’ignore pas ce que valent les quelques batteries mal abritées qui sont censées commander les approches de Constantinople ; il sait que rien, s’il en prenait fantaisie à l’équipage révolté, ne pourrait empêcher le Kniaz-Potemkine de venir mouiller devant la pointe du Sérail. Mais le politique avisé qu’est Sa Majesté Abdul-Hamid a dû savourer comme une revanche l’embarras du gouvernement du Tsar, et, s’il a le sens des ironies de l’histoire, il n’aura pas accueilli sans une joie secrète les démarches auxquelles les incartades du navire révolutionnaire obligeaient les rivaux séculaires de la Turquie : ces Russes qui lui demandaient de fermer les détroits aux rebelles, n’étaient-ce pas eux dont l’ascendant empêcha naguère de fortifier le Bosphore ? et ce vaisseau maudit, n’était-ce pas celui qui, par un hasard humiliant, porte le nom de ce Potemkine, prince de Tauride, qui jadis, amant choyé et courtisan favori, pensa ne pouvoir mieux reconnaître les faveurs de Catherine la Grande qu’en mettant un jour à ses pieds cette Crimée, par où son empire toucherait à la Mer-Noire, et en organisant ce fantasmagorique voyage où l’impératrice triomphante put se croire, en traversant des villages de carton, sur le « chemin de Byzance ? »

On sait comment cette aventure sans précédent, ce périple invraisemblable d’un cuirassé sans officiers poursuivi par un torpilleur sans matelots, se termina, après des péripéties tragiques, par une humble reddition aux autorités roumaines. Le vaisseau rebelle n’avait, en fin de compte, ni franchi les détroits, ni menacé sérieusement Constantinople, ni entraîné la révolte de toute la flotte ; mais le seul fait de ses libres évolutions à travers ce bassin fermé de la Mer-Noire avait suffi pour alarmer la Porte et troubler la quiétude des gouvernemens. Les puissances secondaires, Roumanie et Bulgarie, en prenaient prétexte pour armer leurs ports, Constantza et Bourgas, et pour organiser une flottille : puisque la Russie n’était plus certaine de maintenir l’ordre dans la Mer-Noire, ne convenait-il pas que les petits États pussent faire eux-mêmes la police et se prémunir, si improbable fût-elle, contre la menace d’un nouveau Potemkine ? Mais surtout l’approche du cuirassé avait réveillé cette « question des Détroits » qui est l’une des formes les plus dangereuses de cette maladie chronique de l’Europe moderne que l’on appelle la « question d’Orient. » Les chancelleries se souvinrent que le régime des détroits si souvent fixé, changé et remanié par des traités