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Nivernais chanta au dessert des couplets, où chacun des convives, y compris l’archevêque, était traité avec un familier sans gêne, et où tout le respect dont l’auteur était susceptible était réservé uniquement à Marguerite Lecomte. Bref, toute la société du temps témoigne d’un même empressement pour les hôtes de « l’Ile enchantée, » et l’on n’entend dans ce concert qu’une seule note discordante, l’austère réprobation de Mme de Genlis[1], gouvernante des enfans de M. le Duc d’Orléans et maîtresse avérée du père de ses élèves.

D’Alembert était assidu dans cette hospitalière demeure, dont le propriétaire était pour lui un ami de jeunesse : « Il y a trente ans, écrit Watelet au Père Paciaudi, que presque tous les jours nous nous sommes vus, ou donné des marques d’amitié. » C’est dire qu’il en était de même de Mlle de Lespinasse et qu’à Moulin-Joli, il ne se donnait collation, souper, réception d’aucun genre, où elle ne fût conviée toute des premières et spécialement fêtée. Elle assistait, entre autres, à la matinée qui eut lieu le 21 juin 1772, par un beau jour de ce premier mois de l’été. Mora, sorti d’une crise terrible, était enfin hors de danger, en pleine convalescence, et son amie, libérée de sa longue angoisse, reprenait le goût de la vie, éprouvait le besoin de secouer un moment le souvenir de ces heures mortelles. Parmi les nombreux invités qui prirent part aussi à cette fête, était un personnage qui commençait alors d’occuper l’attention publique, Jacques-Antoine-Hippolyte, comte de Guibert, colonel dans l’armée du Roi, auteur d’un livre à succès, dont je parlerai tout à l’heure. Peut-être, — ainsi qu’il semble résulter d’une phrase de l’Éloge d’Eliza[2], — Guibert et Mlle de Lespinasse s’étaient-ils déjà rencontrés dans quelque salon de Paris ; mais l’occasion avait manqué pour faire sérieusement connaissance. Au contraire, à Moulin-Joli, le laisser aller coutumier d’une réunion champêtre, la liberté de s’isoler, de se promener en tête à tête, tout invitait à la conversation, et ils usèrent de cette facilité. Bien que les détails fassent défaut, il est aisé de les imaginer marchant à côté l’un de l’autre dans les belles allées en berceau qui menaient vers la Seine, ou s’asseyant au pied d’un de ces

  1. Souvenirs de Félicie.
  2. « Je l’ai connue, écrit-il, à l’âge de trente-huit ans, » ce qui nous donne la date de 1770 ; mais le manque de précision habituel à Guibert ne permet pas de se fier absolument à cette indication.