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militaires, plusieurs actions d’éclat dans la guerre de Sept Ans et dans la campagne de Corse, enfin un livre dont l’apparition récente avait produit dans toute l’Europe une sensation extraordinaire, l’Essai général de tactique[1]. L’ouvrage qui valait à Guibert cette universelle renommée se divisait en deux parties, dont la seconde était un traité didactique des systèmes en usage parmi les diverses armées et l’indication des réformes à apporter dans la tactique et dans la stratégie. De ce mémoire technique, il suffira de dire ici qu’il bouleversait toutes les idées anciennes pour y substituer celles en honneur de nos jours, et que Napoléon, dans ses premières campagnes, en emportait toujours un exemplaire, annoté de sa main. Mais ce qui, plus généralement encore, excitait l’enthousiasme, c’était la première partie de l’ouvrage, intitulée Discours préliminaire, morceau de brûlante éloquence, où le jeune écrivain disait audacieusement leur fait à toutes les monarchies et spécialement à sa patrie, frondait avec une fougueuse véhémence le pouvoir absolu, déterminait les bases sur lesquelles, à son sens, il convenait de réédifier le vieux royaume de France, et formulait, vingt années avant la Révolution, les doctrines qui furent l’Evangile des réformateurs de la Constituante.

Il n’est pas de mots pour décrire l’effet produit sur l’opinion par ce langage, alors nouveau, par ces pages exaltées, où les rêves généreux s’allient parfois aux idées justes et où vibre toujours l’accent d’un patriotisme sincère. Tant que le livre fut interdit, on s’arracha sous main les exemplaires ; lorsqu’il vit le jour publiquement, les éditions se succédèrent avec une rapidité étonnante. Tout le monde y trouvait à louer : les militaires se glorifiaient du succès d’un des leurs ; l’Encyclopédie exultait du lustre qu’une telle adhésion ajoutait à son œuvre, et Voltaire appelait la Tactique un « ouvrage de génie ; » de leur côté, « la Cour et le grand monde se flattaient, dit La Harpe, d’opposer un colonel à toute la littérature. » A l’imprudent qui risquait une critique : « On perd la vue à chercher les taches du soleil, » répliquait sévèrement un bel esprit du temps[2]. Les femmes étaient les plus ardentes ; on trouvait l’Essai de tactique sur tous les guéridons et dans tous les boudoirs. Et dans un illustre salon, on

  1. Imprimé clandestinement dans les Pays-Bas en 1770, le livre ne fut publié ouvertement en France, avec le nom de Guibert, qu’au commencement de 1773.
  2. M. Dubucq (Mélanges de Mme Necker.)