Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 29.djvu/837

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fussiez, le mouvement de son esprit ne s’arrêtait jamais ; il le communiquait infailliblement. » Et pour appuyer ce jugement d’une personne passionnée, voici celui de Mme Necker, aussi calme, aussi modérée que sa fille était excessive : « Plus heureusement doué que les plus heureux en ce genre, on admirait en lui des facultés merveilleuses et absolument individuelles, qu’aucun homme avant lui n’avait encore possédées… Son génie avait de l’enthousiasme ; il faudrait en avoir pour le peindre, le montrer réuni à tous les objets par le sentiment, par la pensée, par le mouvement, ainsi qu’il le fut toujours pendant sa vie[1]. » Au lendemain d’une lecture que Guibert avait faite de l’un de ses ouvrages : « Un jeune homme, écrit-elle à Grimm[2], lit à lui tout seul une pièce mieux que la meilleure troupe possible, et l’on emporte les femmes mortes ou mourantes au sortir de ce spectacle ! »

Si l’on ajoute à cette force oratoire une mémoire sans pareille et dont on cite des traits inouïs[3], une inlassable activité, et une faculté de travail qui lui permettait de faire face aux plus rudes et aux plus diverses besognes, sans l’empêcher de se livrer aux distractions du monde, on comprendra le culte admiratif dont Guibert fut l’objet de la part de ses contemporains et spécialement l’impression qu’un tel homme devait produire sur l’imagination des femmes. De fait, sans être un don Juan de métier, il faisait autant de passions que les plus fameux séducteurs, et le nombre de ses conquêtes n’avait d’égal que le dédain avec lequel il les considérait : « La légèreté, je pourrais même dire la dureté avec laquelle il traite les femmes, lui reprochera Julie de Lespinasse[4], vient du peu de cas qu’il en fait… Voici comment il les voit : coquettes, vaines, faibles, fausses et caillettes. Celles qu’il juge plus favorablement, il les croit romanesques ; et s’il est forcé de reconnaître dans quelques-unes certaines bonnes qualités, il trouve que ce n’est point la peine de les en estimer davantage, parce que c’est plutôt en elles des vices de moins que des vertus de plus. » — « C’est, reprend-elle plus loin, comme dissipation et divertissement qu’il les prend et qu’il les quitte, et il

  1. Mélanges et Nouveaux Mélanges de Mme Necker.
  2. Lettre de 1773, citée par le comte d’Haussonville dans le Salon de Mme Necker.
  3. Voyez la Correspondance de Grimm, la Chronique de Métra, l’Espion anglais, etc.
  4. Second portrait de Guibert, passim.