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pas rencontré Mme de la Moussetière. Il en était digne[1] ! » Et par une criante injustice, c’est aussi le reproche qu’adressera plus d’une fois à Mme de Montsauge l’amant auquel elle reste assez fortement attachée pour supporter, sans plainte et sans apparente jalousie, ses froideurs, ses caprices, ses infidélités.


III

Entre Julie de Lespinasse et le comte de Guibert, un commerce suivi s’établit aussitôt après le départ de Mora. Leurs lettres nous renseignent sur leurs dispositions morales à l’heure où s’inaugure cette dangereuse familiarité. Après quelques années d’une liaison, qui peut-être flattait insuffisamment son orgueil, Guibert touchait à cette période où l’homme n’est plus guère retenu que par le lien de l’habitude et n’attend sournoisement que l’occasion de s’échapper ; au moins est-ce ce qu’il assurait formellement à Julie. « Vous avez donc oublié, lui écrira celle-ci, ce que vous m’avez dit vingt fois l’année dernière ? Je vous ai vu dans la disposition de prendre le parti le plus violent, de rompre avec elle, de ne plus la voir. Je me souviens d’avoir combattu cette résolution, et alors vous saviez bien que je ne désirais pas d’être heureuse par vous. » Dans une lettre ultérieure, elle lui répète encore : « Vous m’aviez assuré que vous n’étiez plus amoureux de cette femme, et que vous aviez l’âme si libre, si dégagée de tout sentiment, que votre désir le plus vif était de vous marier[2]. » Toutefois, par ce besoin inhérent à notre âme de relever et d’ennoblir ce que nos sentimens ont quelquefois de plus vulgaire, il attribuait la fatigue de son cœur à la désillusion causée par une nature médiocre, qu’il ne pouvait, malgré ses peines, hausser à son propre niveau : « Après tout, disait-il avec mélancolie, je n’ai pas raison de me plaindre. C’est tout ce que sent, c’est tout ce que peut sentir son âme. Puis-je exiger qu’elle me ressemble, qu’elle vous ressemble[3] ? » Il développait ce thème avec cette chaleur d’expressions qui

  1. Lettre du 14 janvier 1774 au comte de Crillon (Lettres inédites publiées par M. Charles Henry). — Mme de la Moussetière était une femme alors célèbre par une aventure amoureuse, qui se termina par sa mort et celle de son amant.
  2. Lettres de juillet et du 3 septembre 1774. Archives du comte de Villeneuve-Guibert.
  3. Lettre de Guibert à Mlle de Lespinasse du 20 septembre 1773 (Lettres inédites, publiées par M Charles Henry).