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Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 29.djvu/841

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en faisant, seule avec elle-même, une sorte d’examen de conscience : « Je n’aurais pas pu alors me rendre compte à moi-même de ce que je pensais. Je passais alternativement du trouble que cause le commencement d’une passion à l’illusion trop nécessaire et trop flatteuse d’avoir rencontré autant de sensibilité et de tendresse qu’il avait su m’en inspirer[1]. » L’unique crainte qui l’agite est que cette amitié naissante ne puisse toujours rester aussi paisible et aussi bienfaisante, que l’excessive nervosité à laquelle elle se sait sujette ne soit plus tard entre eux une cause de trouble et de dissentiment : « Je vous l’ai dit, nous ne ferons point de tout ceci l’amitié de Montaigne et de La Boétie. Ces gens-là étaient calmes ; ils n’avaient qu’à se livrer aux impressions douces et naturelles qu’ils recevaient ; et nous, nous sommes deux malades. Mais avec cette différence, ajoute-t-elle, que vous êtes un malade plein de force et de raison, qui vous conduisez de manière à jouir incessamment de la plus excellente santé, tandis que moi je suis atteinte d’une maladie mortelle, à laquelle tous les soulagemens que j’ai voulu apporter se sont convertis en poison et n’ont servi qu’à rendre mes maux plus aigus[2]. »

Ne laissons pas, sans nous y arrêter, passer ces dernières lignes ; on y entend une note nouvelle, qui s’accentuera rapidement. Dès cette heure, en effet, et malgré l’illusion dont elle est enivrée, elle a, par échappées, comme une vague intuition de la vraie nature de Guibert : elle pressent, dirait-on, les déceptions que lui causera ce cœur « plus ardent que sensible, » ayant de la passion la flamme et non pas la chaleur, trop occupé de « gloire » pour se livrer sans réserve à l’amour. Écoutons-la lui dire un jour avec une mélancolique ironie : « Je ne sais pourquoi, j’ai quelque chose qui m’avertit que je pourrais dire de notre amitié ce que le comte d’Argenson dit en voyant pour la première fois Mlle de Berville, sa nièce : Ah ! elle est bien jolie ; il faut espérer qu’elle nous donnera bien du chagrin ! » Et plus clairement encore : « Je suis bien trompée, ou vous êtes créé pour faire le bonheur d’une âme vaine, et le désespoir d’une âme sensible… Je plaindrais une femme sensible dont vous seriez le premier objet ; sa vie se consumerait en craintes et en regrets[3]. »

  1. Deuxième portrait de Guibert, par Mlle de Lespinasse. Passim.
  2. Lettre du 14 juillet 1773. — Édition Asse.
  3. Lettre du 24 mai 1773. — Édition Asse.