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Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 29.djvu/857

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devisaient plus qu’ils n’écoutaient, et d’après l’aveu de Guibert, « entendaient fort mal[1] » la musique du Devin de village, de Vertumne et Pomone, et autres pièces en vogue. Il n’en fut pas ainsi toutefois le soir du 10 février : on jouait un opéra de Glück, et nous savons quelle impression profonde cette musique produisait toujours sur l’âme et les sens de Julie ; Guibert, de son côté, n’en était pas moins enthousiaste. L’opéra terminé, ils demeurèrent dans le salon avoisinant la loge, les nerfs secoués, pareillement exaltés par ces « enivrantes » mélodies. Leurs cœurs, violemment émus, vibraient à l’unisson ; un vertige éblouit leurs yeux ; leurs lèvres se cherchèrent, et ils burent, comme écrit Julie, la coupe du « délicieux poison. »

Ce même jour, cette même heure, par une coïncidence tragique, dans sa lointaine résidence de Madrid, le marquis de Mora était brusquement terrassé par une attaque nouvelle de son mal ordinaire, une attaque cette fois si terrible que, depuis lors, il ne fera plus que languir et ne surélèvera jamais. Aussi, un an plus tard, tressaillant tout à coup à la pensée de cet anniversaire, Julie se sentira saisie d’un frisson d’épouvante : « 10 février 177S. — Minuit sonne, mon ami ; je viens d’être frappée d’un souvenir qui glace mon sang !… Par quelle fatalité faut-il que le sentiment du plaisir le plus vif et le plus doux soit lié au malheur le plus accablant ! Oh ! mon Dieu, il y a un an, à pareille heure, M. de Mora fut frappé du coup mortel ; et moi, dans le même instant, à trois cents lieues de lui, j’étais plus cruelle et plus coupable que les ignorans barbares qui l’ont tué ! Je meurs de regrets… Adieu, mon ami, je n’aurais pas dû vous aimer ! »


VI

Ces terreurs, ces remords ne suivirent pas immédiatement la faute, car l’alarmante nouvelle ne parvint à Paris qu’en mars[2]. Les premières semaines, au contraire, ne sont qu’extase et ravissement, effusions d’un cœur débordant. Les lignes que voici semblent écrites au lendemain même du complet abandon : « Comment êtes-vous ? Vous verrai-je ? Ah ! ne m’ôtez rien. Le temps est si court, et je mets tant de prix à celui que

  1. Lettre de Guibert du 22 octobre 1774. — Ibidem.
  2. Lettres de d’Alembert au duc de Villa Hermosa. Loc. cit.