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resté un dégoût invincible et un effroi qui me ferait préférer une solitude entière à leur horrible société. »

A l’opposé de son amie, Guibert ne saurait se passer de ce tumulte qu’elle abhorre ; il lui faut un public, l’applaudissement, l’admiration de ses semblables : « Vous n’êtes pas fait pour l’intimité, murmure-t-elle tristement[1] ; vous avez besoin de vous répandre ; le mouvement, le brouhaha de la société vous sont nécessaires. Ce n’est pas le besoin de votre vanité, mais c’est celui de votre activité. » Le tête-à-tête, fût-ce avec sa maîtresse, amène promptement chez lui une invincible lassitude ; il se morfond visiblement, laisse languir les propos, et peu s’en faut parfois qu’il ne s’endorme : « La soirée d’hier, écrit-elle certain jour, ressemblait assez à ces insipides romans qui font bâiller tout à la fois l’auteur et le lecteur. Il faut dire comme le roi de Prusse dans une occasion un peu plus mémorable : Nous ferons mieux une autre fois. » Et tel est, malgré ces humiliations, le désir maladif qu’elle a de sa présence, qu’elle abaisse sa fierté jusqu’à mendier quelques instans de plus : « Savez-vous[2]pourquoi j’aime mieux vous voir le soir que dans le reste de la journée ? C’est qu’alors l’heure arrête votre activité ; il n’y a plus moyen d’aller chez Madame une telle, chez Glück, et de faire cent inutilités, auxquelles il semble que vous n’attachiez d’intérêt que pour me quitter plus tôt. »

Cette persistance est d’autant plus étrange que, chaque jour davantage, elle perd ses illusions sur ce cœur que d’abord elle avait cru gagner. Depuis la date fatale, trois mois n’ont pas coulé qu’elle a reconnu sa méprise : « Comment ai-je été égarée, trompée à un tel excès ? Comment mon esprit n’a-t-il pas arrêté mon âme ? Et comment se fait-il qu’en vous jugeant sans cesse, je sois toujours entraînée[3] ? » Elle sait maintenant, à n’en pouvoir douter, qu’il ne peut éprouver un sentiment profond, qu’aimer pour lui n’est « qu’un accident de son âge, » que, rencontrât-il par hasard une créature parée de toutes les grâces, de toutes les perfections, — « le visage de Mme de Forcalquier à vingt ans, la noblesse de Mme de Brionne, l’esprit de Mme de Montsauge, enté sur celui de Mme de Boufflers, » — il serait incapable d’assurer le bonheur de cet être idéal. A plus forte

  1. Lettre du 12 mai 1774. — Édition Asse.
  2. Lettre de 1774. Ibidem.
  3. Lettre du 12 mai 1774. Passim.