Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 29.djvu/862

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

soit de ramper dans la boue. La disposition d’esprit que vous possédez est la source de plaisirs dont on ne se lasse jamais. La faible part qui m’en a été donnée fait tout le bonheur de ma vie, mais je n’oserais jamais en parler à d’autres qu’à vous… »

A son retour de Prusse, il fréquenta régulièrement chez elle, et l’on en jasa quelque peu ; si bien que cette rumeur parvint aux oreilles de Julie. On juge combien elle en est agitée : « L’abbé Morellet disait[1]ces jours passés, et dans l’innocence de son âme, que vous étiez fort amoureux de la comtesse de Boufflers, que vous étiez de la plus grande occupation d’elle, du désir de lui plaire, etc. Si cela n’est pas tout à fait vrai, cela est si vraisemblable qu’il me semble que je n’aurais qu’à me plaindre de ce que vous ne m’ayez pas mise dans la confidence. Je ne vous demande, pour vous acquitter envers moi, qu’une chose ; c’est de me dire la vérité. Croyez qu’il n’y en a point que je ne puisse entendre. Je puis vous paraître faible, et assez pour vous faire croire qu’il faut me ménager ; cela n’est pas vrai, jamais au contraire je ne me suis senti plus de force ; j’ai celle de souffrir. » Les dénégations de Guibert, le ton dédaigneux qu’il affecte pour parler de Mme de Boufflers[2], rien ne peut entièrement bannir les méfiances de Julie, et constamment, dans sa correspondance, reviennent à ce propos les pointes piquantes et les reproches voilés.

Ce n’est là cependant qu’un nuage encore léger, un chagrin de surface ; sa vraie torture, la plaie vive qui la ronge, est la jalousie qu’elle ressent au sujet de Mme de Montsauge. Guibert sans doute, — il en a pris l’engagement solennel, — a rompu sa chaîne amoureuse, mais il demeure l’ami de son ancienne maîtresse, il lui conserve des égards, et c’est plus que ne peut en supporter Julie : « Je remarque que vous mettez votre plaisir à avoir des soins pour Mme de M… Vous lui donnez, vous lui

  1. Lettre de 1774. — Édition Asse et Archives du comte de Villeneuve-Guibert.
  2. « Je crois que je suis fort mal avec Mme de Boufflers, affirme Guibert à Julie. Je lui écris par ce courrier, et en voilà peut-être jusqu’à mon retour, car je ne sens ni besoin ni attrait qui me porte vers elle… » « Il y a huit jours, dit-il ailleurs, que je veux écrire à Mme de Boufflers. Avec elle, je ne peux jamais commencer, et, avec vous, je ne peux jamais finir. » Même affectation d’indifférence après son retour à Paris : « J’ai passé ce soir deux heures avec Mme de Boufflers. Elle est continuellement vis-à-vis de moi occupée d’ôter son masque et de le remettre. Je lui ai beaucoup parlé du malheur des gens qui étaient attaqués de la maladie de la considération, et je lui ai fait dire beaucoup de mal d’elle. » (Archives du comte de Villeneuve-Guibert.)