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refroidi, ranimer une âme que le malheur avait rebutée. » Et ce fut dans l’ardeur de sa tendresse indéfectible qu’il crut trouver la force nécessaire pour affronter la périlleuse épreuve.


« M. de Mora devrait être en route pour revenir ici, du 4 de ce mois, — mande le 8 mai Julie à Condorcet. — C’était son projet encore le 25 du mois dernier ; il était enrhumé, il était faible, ses crachats avaient été teints de sang peu de jours auparavant, si bien que, dans cette situation, je ne suis bien sûre que de sa volonté et de son désir… Il faudra que je le voie pour croire à son retour. » Lorsqu’elle traçait ces lignes, Mora, depuis la veille, était en route pour la rejoindre. Il quitta Madrid le 3 mai, escorté du sieur Navarro, son médecin ordinaire, et de deux domestiques ; il en informait son amie par un mot griffonné dans la hâte du départ : « Madrid, 3 de mai 1774. — En montant en voiture pour vous voir. » Il voyageait lentement et par petites journées, afin d’éviter la fatigue, les cahots des mauvais chemins. Les premiers jours se passèrent sans encombre ; il commençait à prendre espoir : « J’ai en moi de quoi vous faire oublier tout ce que je vous ai fait souffrir[1], » mandait-il à Julie le 10, après une semaine de voyage. Ce même jour, une hémorragie brisait ses dernières forces. Il voulut néanmoins poursuivre le trajet, qui ne fut qu’une longue agonie. « De Bordeaux, 23 mai 1774, en arrivant, et presque mort : » c’est ainsi qu’il datait un nouveau billet à Julie.

Je n’ai pas à décrire l’épouvante et l’horreur que ces nouvelles, arrivant à Paris, jetèrent dans l’âme de Mlle de Lespinasse. Si violente est son angoisse que, même avec Guibert, elle ne peut la dissimuler. Au sortir d’une crise nerveuse, qui la laissa, quatre heures durant, gisante et comme inanimée : « J’ai une espèce de terreur et d’effroi qui égare ma raison, lui dit-elle. J’attends mercredi, et il me semble que la mort même n’est pas le remède suffisant à la perte que je crains… Il est au-dessus de mes forces de penser que, peut-être, ce que j’aime, ce qui m’aimait, ne m’entendra plus, ne viendra plus à mon secours ! » Auprès de Suard, son confident, elle épanche sa détresse avec un plus libre abandon : « Les nouvelles de demain me délivreront peut-être de la vie. Cette pensée est horrible et ne me quitte pas. L’image de

  1. Phrases citées par Mlle de Lespinasse dans une lettre de mai 1774.