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pour arracher le mortel breuvage de ses lèvres ? C’est ce que l’on ne peut discerner avec certitude, parmi l’ambiguïté des textes. Dans tous les cas, si elle dut à Guibert une prolongation d’existence, elle lui en sut un faible gré ; bien souvent, au contraire, elle lui adressera par la suite, pour son zèle maladroit, les plus durs et les plus sanglans reproches.

La fièvre, une fois tombée, fit place à un affaissement inquiétant : « Elle est hors d’état de vous exprimer elle-même le prix qu’elle met aux marques de votre intérêt. Sa santé est très altérée ; elle est dans un abattement qui ne lui permet pas de jouir des consolations de l’amitié[1]. » Ainsi s’exprime d’Alembert, en remerciant Mme Necker d’une lettre de condoléance adressée par elle à Julie. « Je regrette pour moi, poursuit-il, l’homme qui avait l’âme la plus sensible, la plus vertueuse et la plus élevée. Son souvenir et les regrets qu’il me cause sont à jamais gravés dans mon âme. » Ces lignes sont sincères ; il semble bien que nul, après Julie, ne pleura plus que d’Alembert la disparition de Mora. Les pages où il décrit son chagrin personnel pourraient être signées de Mlle de Lespinasse : « La douleur dont j’ai été pénétré[2]ne m’a pas permis d’écrire dans le premier moment… Quelle perte pour moi, qui conserverai jusqu’au tombeau le plus cher et le plus douloureux souvenir de la plus parfaite créature que j’aie jamais connue !… Son esprit donnait au mien une énergie qu’il n’aura plus ; mais je me souviendrai éternellement des instans chers à mon cœur, où cette âme si pure, si noble, si forte et si douce, aimait à se répandre dans la mienne. » Rapprochés par cette affliction commune, Julie et d’Alembert retrouvaient pour un temps la touchante harmonie, l’intimité d’antan : « M. d’Alembert, dit-elle avec une gratitude émue, a écrit à M. de Fuentès ; il a écrit de son propre mouvement ; et, en me lisant cette lettre, il pleurait, et il me faisait fondre en larmes[3]. »

  1. Lettre de d’Alembert à Mme Necker, du 4 juin 1774. — Le Salon de Mme Necker, par le comte d’Haussonville.
  2. Lettres de d’Alembert au duc de Villa Hermosa et au comte de Fuentès. (Retratos de Antano, et Lettres publiées par M. Asse.)
  3. Lettre du 15 octobre 1774. — Édition Asse. — Le comte de Fuentès avait demandé à d’Alembert de composer l’éloge funèbre de son fils, afin d’honorer sa mémoire et de « servir d’encouragement à la vertu pour ses autres enfans, » et il écrivit à Mlle de Lespinasse pour la supplier d’appuyer cette requête. Il semble que ce morceau ne fut jamais écrit ; mais Julie resta toujours en relations amicales avec le duc de Villa Hermosa et avec le comte de Fuentès. Ce dernier mourut quelques jours avant elle, le 13 mai 1776, remarié depuis peu de mois avec la duchesse de Huescar.