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Dirai-je que l’origine anglaise de Coryat se manifeste aussi dans son goût pour le vin ? Non, mais je ne puis m’empêcher de la retrouver dans l’insistance qu’il met à nous faire croire qu’il boit très modérément, tandis qu’à chaque page il est forcé de nous avouer que le vin de tel pays l’a rendu malade, ou de nous avertir que celui de tel autre risque de nous jouer de vilains tours si nous en abusons. À Heidelberg, peu s’en est fallu qu’il n’eût à passer la nuit sur le fameux tonneau sur lequel il s’est ensuite représenté debout et triomphant, le hanap en main. « Car un gentilhomme de la cour m’a accompagné jusqu’au faite du tonneau et m’a exhilaré de deux bonnes gorgées de vieux vin du Rhin. Mais je te conseille, aimable lecteur, qui que tu sois, qui as l’intention de voyager en Allemagne, et peut-être de voir Heidelberg, et peut-être aussi ce tonneau avant de sortir de la ville ; je te conseille (dis-je), si par aventure tu montes, sur ce tonneau pour goûter au vin, de n’en boire, en ce cas, que raisonnablement, et non pas autant que les dignes Allemands t’engageront à en boire. Car pour peu que tu dépasses la quantité de vin qui te sied, il pourra bien t’arriver d’avoir le cerveau envahi d’un tel tournoiement que tu auras peine à trouver ton chemin jusqu’au bas de l’échelle, qui est fort raide, sans une dangereuse précipitation. »

Un autre trait bien caractéristique du caractère de Coryat, — et celui-là, en vérité, aussi peu anglais que possible, — c’est que le pauvre garçon est d’une poltronnerie singulière. Il a peur des brigands, des chevaux trop rapides, des routes de montagnes, de l’Inquisition ; il a peur de tout. En Savoie, effrayé de la hauteur d’un chemin où il chevauchait, « très prudemment il descend de son cheval et le conduit par la main pendant l’espace d’au moins un mille et demi, tandis que ses compagnons, bien trop aventureux, continuent de rester à cheval, sans crainte de rien. » À Milan, comme il visite la citadelle, le voici qui s’imagine qu’un soldat espagnol le prend pour un Flamand : sur quoi il s’enfuit au galop, convaincu que l’Espagnol s’apprêtait déjà à le lapider. À Venise, dans une rue du Ghetto, il s’efforce de convertir un rabbin au protestantisme ; mais d’autres Juifs, ne comprenant point le colloque latin, se groupent autour de lui et lui parlent dans leur langue ; ce qui suffit pour que l’apôtre anglican se persuade que ces infidèles veulent le massacrer ; et de nouveau il s’enfuit, et accueille comme un vrai miracle la rencontre qu’il fait d’un compatriote, au tournant de la rue. Je pourrais citer vingt autres exemples pareils ; mais de telles aventures risquent de perdre tout leur charme à être ainsi dépouillées de la couleur que leur prêtent l’émotion et l’esprit