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d’Amiens, où il était seul. Mais à Lyon, déjà, sa mauvaise humeur s’atténue. Il admire les églises, s’attarde volontiers à visiter les couvens, et goûte, dans la société des moines, un plaisir dont nous sentons qu’il est tout étonné. En Italie, il ne peut plus entrer dans un couvent sans s’émerveiller de l’atmosphère de simple et heureuse piété qui imprègne les vieux cloîtres peints à fresque, et les vastes jardins silencieux ; et chaque jour il se félicite, comme d’une chance exceptionnelle, de l’exquise courtoisie d’un jésuite ou d’un cordelier. Ce n’est qu’en arrivant à Zurich que son zèle se rallume contre l’idolâtrie, contre l’invraisemblance des prétendues reliques des saints, et les autres erreurs de la superstition papiste : ce qui ne l’empêche point d’admirer pieusement, dans cette ville, certaine église dont les dignes pasteurs qui l’accompagnent lui affirment qu’elle a été bâtie de la main d’Abraham. Protestant à Bâle, à Strasbourg, il s’en faut de très peu qu’il ne devienne catholique à Spire et à Cologne : tant son âme d’enfant est toujours prête à subir l’action de son entourage ! Et vingt fois, en quittant une ville, il se jure que c’est dans cette ville qu’il viendra mourir.


Hélas ! la destinée ne devait point lui permettre de revoir jamais ni Mantoue, où il rêvait de« venir passer le reste de ses jours en divines méditations parmi les très saintes Muses, » ni Venise, dont il prêterait le séjour à l’offre qu’on aurait pu lui faire « des quatre plus riches manoirs du Somersetshire, » ni aucune de ces cités de Suisse et d’Allemagne qu’il nous avait promis de nous décrire plus à fond, « très prochainement. » Car à peine eut-il enfin réussi à faire imprimer ses Crudités que déjà sa passion des lointaines aventures l’entraîna sous des cieux nouveaux, à Smyrne, à Jérusalem, en Perse, en Indoustan ; et sans doute il s’apprêtait à rédiger le récit de ce second voyage, lorsque, à Surate, en décembre 1617, une petite débauche de vin d’Espagne lui valut un « flux de ventre, » dont il mourut quelques jours après. Du moins avait-il eu la précaution, avant de quitter l’Angleterre une seconde fois, et pour empêcher que sa mémoire périt avec lui, de suspendre à l’un des piliers de l’église d’Odcombe les souliers qui l’avaient conduit à sa chère Venise : relique vénérable que ses concitoyens ont conservée là pendant plus de deux siècles, mais dont désormais l’image seule nous reste, dans le livre de Coryat, symboliquement encadrée d’une couronne en feuilles de laurier.


T. DE WYZKWA.