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lire à cet objet qui vous est si cher et avec qui vous avez une conduite si délicate. En un mot, faites de ce que je vous dis l’usage qu’il vous plaira. Je ne saurais plus rien craindre de vous. Vous n’avez été vraiment dangereux pour moi que lorsque j’ai pu vous croire sensible et vertueux. Adieu ; si un jour je puis vous coûter un regret et vous faire connaître le remords, je serai vengée[1] ! »

Plus encore, s’il se peut, que cette fougueuse diatribe, les lettres ultérieures font présager la brouille définitive. Après quinze jours de silence et de réflexions, elle a repris possession de son âme, et elle juge les choses de sang-froid : « Je me suis recueillie[2], je suis rentrée en moi-même, je me suis jugée, et vous aussi, mais je n’ai prononcé que contre moi. » Elle voit clairement qu’elle a demandé « l’impossible » en prétendant fixer un homme jeune, séduisant, aimé de toutes les femmes ; elle reconnaît enfin son fol orgueil et son aveuglement ; aussi a-t-elle fait effort sur elle-même pour libérer son cœur d’un amour insensé ; elle croit y avoir réussi : « Non que je cesse jamais d’avoir de l’amitié pour vous et de l’intérêt pour votre bonheur, mais ce sera en moi un sentiment modéré, qui pourra, si vous y répondez, me faire goûter quelques momens de douceur, sans jamais troubler ni tourmenter mon âme. » Si sa main tremble en écrivant ces lignes, sa volonté est ferme et sa sincérité complète. On ne peut lire sans émotion de quelle façon digne et touchante elle dit adieu à ses rêves de bonheur : « Je vous pardonne tout ce que vous pouvez m’avoir dit d’offensant, et j’abjure, avec tout ce qui me reste de force et de raison, tout ce que je vous ai écrit dans les convulsions du désespoir. C’est aujourd’hui que je dépose dans vos mains ma profession de foi : je vous promets, je m’engage à ne plus rien exiger ni prétendre de vous. Si vous me conservez de l’amitié, j’en jouirai avec paix et reconnaissance, et si vous veniez à ne pas m’en trouver digne, je m’en

  1. La riposte de Guibert à cette vive attaque manifeste surtout la plus profonde surprise : « Votre lettre m’étonne et m’accable. J’en espérais une qui porterait quelque consolation et quelque plaisir dans mon âme ; vous m’outragez avec une dureté sans exemple !… Vous me parlez de haine, et votre lettre en effet la respire… Adieu, vous me faites connaître les regrets, mais non les remords. C’est sans doute pour la dernière fois que vous m’écrivez. En effet, pour m’outrager, pour me dire que vous me haïssez, il vaut mieux m’abandonner tout à fait. Je m’adresserai à vos amis pour avoir des nouvelles de votre santé. » (Lettre du 10 septembre 1774. — Archives du comte de Villeneuve-Guibert.)
  2. Lettre du 15 septembre. — Édition Asse.