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sur sa prière, lui rapporter un paquet de ses lettres, des lettres de l’époque récente où la passion déçue parlait le langage de la haine ; avant que de s’en séparer, il réclame la faveur de les relire avec elle ; laissons ici la parole à Guibert : « Jamais, écrit-il[1], l’amour ne m’a enivré à ce point ! Vos lettres, ces mêmes lettres qui devaient me refroidir, le souvenir du passé qui s’est tout à coup présenté devant moi, ma main qui s’est portée sur la vôtre, enfin que pourrai-je vous dire ? Je n’ai plus été maître de moi… » Entre l’homme affolé et la femme éperdue, une querelle, une lutte pour mieux dire, s’est alors engagée, courte, mais violente : « Tout le feu, tout le désordre de la passion était dans mon cœur, et vous, vous me repoussiez par des témoignages de haine et de mépris ! » Pas plus que la brutalité, ni les instances, ni les supplications ne peuvent venir à bout de la résistance de Julie. Confus, humilié, vaincu, Guibert s’enfuit enfin, rentre dans son logis., d’où la nuit même, en termes repentans, il demande grâce pour une heure de folie : « Mon amie[2], par quelles expressions, par quelle conduite, pourrai-je me faire pardonner les mouvemens qui m’ont entraîné ? Vous m’accusez, vous me- condamnez, vous me haïssez, vous me croyez sans morale et sans vertu !… Je meurs de repentir et de regret ; je ne puis point trouver le sommeil ; je suis au désespoir de vous avoir déplu, je ne puis dire offensée ; on n’offense que quand on méprise ou qu’on forme de sang-froid le projet de séduire et d’allumer, et j’étais si loin de ce projet !… Je retarderai mon voyage, j’irai demain me jeter à vos pieds et vous demander ma grâce. Jamais je ne l’ai plus méritée, jamais vous ne m’avez été aussi chère. »

Qui s’attendrait, pour une pareille offense, à une tenace rancune, à une implacable rigueur, démontrerait par là qu’il connaît peu le cœur des femmes. Sans mollir dans sa volonté, sans revenir sur une décision sans appel, Julie, lorsque sa colère est éteinte, ne voit bientôt qu’une chose dans la scène qui l’a bouleversée : la preuve qu’elle est encore aimée. Le billet qui répond à la lettre qu’on vient de lire respire, en même temps qu’un grand trouble, une infinie tendresse : « Je ne sais plus vous écrire[3], je crains de vous parler. Mon âme est à la torture ; je confonds tout, je ne sais plus si c’est le crime ou la vertu qui

  1. Lettre de novembre 1775. — Archives du comte de Villeneuve-Guibert.
  2. Ibidem.
  3. Novembre 1775. — Archives du comte de Villeneuve-Guibert.