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elle aimait M. de Guibert ! — Oui, répond-il, je viens de l’apprendre. » Et tous deux demeurèrent confondus d’étonnement[1].

Mais celui dont l’aveuglement passe vraiment toutes les bornes, c’est l’ami qui vit sous son toit et qui suit, heure par heure, toutes les phases de son existence. La tendresse passionnée que d’Alembert professe pour Mlle de Lespinasse, la connaissance parfaite qu’il a de sa nature, ne lui laissent aucun doute sur la cause toute morale des maux dont elle est accablée ; mais, n’ayant jamais cru qu’elle eût éprouvé pour Mora autre chose que de l’amitié, il ne peut, comme les autres, mettre sur le compte de ce deuil le dépérissement de Julie. D’autre part, il constate avec un amer désespoir le changement subit et complet qui, depuis quelques mois, s’est produit dans son attitude, dans sa manière d’être avec lui. Ce n’est plus comme naguère, lorsqu’elle tremblait pour les jours de Mora, la froideur, le silence distrait d’une personne absorbée par de tristes pensées, mais une sécheresse, une aigreur de langage et, chaque fois qu’il s’approche, un mouvement de recul qui semble de la répulsion ; c’est ce dont elle s’accuse elle-même dans ce passage d’une de ses lettres à Guibert : « Si je ne vous paraissais pas trop ingrate, je vous dirais que je verrais partir avec une sorte de plaisir M. d’Alembert. Sa présence pèse sur mon âme ; il me met mal avec moi-même ; je me sens trop indigne de son amitié et de ses vertus. »

Faut-il décrire la peine que ressent d’Alembert d’une telle métamorphose ? Jamais pourtant il ne se plaint, et ce n’est que par sa bonté, par sa douceur constante, par son infatigable dévouement, qu’il cherche à regagner le cœur qui lui échappe. C’est à cette date qu’en apportant son portrait à Julie, il inscrit au-dessous ces vers mélancoliques :


De ma tendre amitié ce portrait est le gage ;
Qu’il soit dans tous vos maux votre plus ferme appui,
Et dites quelquefois, en voyant cette image :
De tous ceux que j’aimai, qui m’aima comme lui ?


C’est en vain cependant qu’il se creuse la cervelle ; jamais, dans ses nuits sans sommeil, il ne devine la triste vérité. « Par quel motif, que je ne puis comprendre ni soupçonner, gémit-il au lendemain de la mort de Julie[2], ce sentiment si doux pour moi s’est-il changé tout à coup en éloignement et en aversion ?

  1. Mémoires de Mme Suard. Passim.
  2. Aux mânes de Mlle de Lespinasse. Écrit le 22 juillet 1776.