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au début dans son rêve idéaliste. Mais à gouverner des hommes, l’ambition lui vient. Et ces hommes qui croient aveuglément en lui n’en sont pas moins incommodes, récalcitrans ; les subsistances se font rares, la folie obsidionale trouble les têtes. L’apôtre en fait tomber quelques-unes ; bientôt, son glaive frappe dans le tas, épure les traîtres, puis les tièdes. Du sang versé, les fumées de l’orgueil lui montent au cerveau ; il se proclame roi, par droit d’inspiration divine, il se grise des pompes carnavalesques où il parade. Le « Roi de Sion » promulgue la communauté des femmes après celle des biens : cet édit rencontre chez les sujets une obéissance empressée. Les suites en sont décrites dans le latin un peu vert du chroniqueur Hortensius : à la fin du siège, s’il faut l’en croire, il n’y avait pas dans Munster une fille au-dessus de quatorze ans qui n’eût ressenti les effets des maximes anabaptistes. — « On a remarqué dans tous les temps, ajoute judicieusement l’historien Robertson, que les excès de l’enthousiasme accompagnent d’ordinaire le penchant à l’amour. » Meyerbeer aussi l’avait remarqué : une intuition du génie historique qui fut sa qualité maîtresse lui a dicté le brindisi final du Prophète. Il a suffi de quelques notes au musicien pour nous rendre sensibles les deux mouvemens du XVIe siècle, Réforme et Renaissance ; ils s’entre-choquent et se confondent dans le double motif : accens d’un psaume religieux où gronde la révolte austère des âmes, bacchanale de la joie païenne qui agite à nouveau ses thyrses sur la chair émancipée.

L’orgie communiste finit selon les règles habituelles. Une trahison livra les portes de Munster aux soldats de l’évêque Waldeck. Les fanatiques, se sentant perdus, avaient pris leurs dispositions pour incendier la ville : on ne leur laissa pas le temps d’exécuter ce beau dessein. Acculés dans le boyau du Prinzipalmarkt, ils ne demandèrent pas de quartier, ils s’y firent bravement hacher. Comme l’évêque lui reprochait le pillage de son trésor, Jean de Leyde l’engagea fièrement à se récupérer en promenant le roi de Sion dans une cage de fer : les populations pairaient cher pour le voir. Le prélat suivit ce conseil avant de faire tenailler Jean par le bourreau. On réintégra son cadavre dans la cage, on en fit deux autres pour ses grands officiers, Knipperdolling et Krechting ; les trois cages où pourrissaient les suppliciés furent suspendues au clocher de la jolie église Saint-Lambert. Elles y sont encore, on les montre avec orgueil