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détails étaient faux : les Japonais ne s’étaient pas précipités ; ils n’ont pas chassé la garnison russe qui s’était retirée d’elle-même, quelques heures auparavant. Mais c’est le sentiment qu’il faut retenir, l’exaltation, l’enthousiasme causé par cette victoire. Telle est cette exaltation que la réalité n’est plus pour elle assez forte ; la légende se forme qui crée des héros.

Le Chinois était fier de ces triomphes ; il en prenait sa part. Qu’importe que ce soit un maître, un étranger qui remplace un autre étranger ? Le Japonais lui est moins étranger que le Russe, et, s’il faut obéir à quelqu’un, il aime mieux, somme toute, obéir à celui-là.

Le Père Baret continuait ses questions et l’homme d’Inkéou nous racontait comment les Japonais avaient, dès la première heure, organisé la police, comment ils réprimaient le pillage. Du temps des Russes, on dévalisait des boutiques toutes les nuits ; les policiers russes ne savaient pas le chinois ; leurs agens, leurs interprètes indigènes étaient d’effroyables coquins qui s’entendaient avec les voleurs. Mais chez les Japonais tout change : ils savent la langue et, mieux encore, l’âme chinoise. Ils connaissent tous les tours du Chinois, plus nombreux que ceux de Panurge, pour dérober le bien d’autrui. Ce n’est pas eux qu’on peut tromper.

En un point, un seul, l’homme d’Inkéou se réjouissait peu de la présence des Japonais et regrettait le départ des Russes : les Japonais ne sont pas de généreux payeurs. Ils tarifent tout, les marchandises et le travail, et leur tarif est très bas, un tarif du temps de paix, non du temps de guerre : le poulet se paiera quinze cents, la livre de farine dix cents, la journée d’un coolie vingt cents, etc., etc. Fini le bon régime de l’offre et de la demande, la hausse incessante, scandaleuse des denrées, le chantage véritable exercé par les vaincus sur les vainqueurs. Le Russe bon enfant, si gaspilleur par nature, payait tout ce qu’on voulait et Dieu sait si le Chinois cupide voulait et volait de plus en plus. Les boutiquiers, supprimant entre eux toute concurrence, s’entendaient, avec un remarquable ensemble, pour élever les prix. Les gamins eux-mêmes, qui venaient sur les quais des gares vendre leurs mauvaises poires aux soldats affamés, adoptaient un prix uniforme et volaient tous également les pauvres diables qui achetaient par nécessité. Le Japonais besogneux frappe le Chinois à la bourse ; après l’occupation d’Inkéou, nombre de boys, accoutumés aux gros salaires russes et ne pouvant pas se