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Travaille et fait flotter sa redingote grise,
Reconnaît en passant cet obscur officier.
De son œil pénétrant et clair comme l’acier,
Qui, d’un coup, juge et pèse un homme, il le regarde,
Sourit, lui prend l’oreille et le met dans sa garde.

Voilà donc, pour dix ans, Morel dans les grognards.
Il n’aura qu’à Smolensk la graine d’épinards
Et la croix d’or qu’après Champaubert. Mais qu’importe !
Lorsque, suivi de son éblouissante escorte,
Calme sur un ardent cheval, simple, — et si beau ! —
Paraît le demi-dieu, l’homme au petit chapeau,
Fanatique, Morel n’a qu’un désir, le suivre.
Depuis le froid matin où, sur l’aigle de cuivre,
Des hauts bonnets à poil rangés en bataillons,
Le soleil d’Austerlitz a jeté ses rayons,
Cet homme s’habitue à l’extraordinaire.
Il vit tranquillement dans un bruit de tonnerre.
Sans s’étonner, il fait ce rêve épique et fou,
Entre à Vienne, à Berlin, à Madrid, à Moscou.
Il est présent, lorsque les rois font antichambre
Chez l’Empereur qui prend l’Europe, la démembre,
Et leur en jette avec dédain quelques lambeaux.

Après ce que Morel a vu sous les drapeaux,
Il sait être, dans cette Iliade sublime,
Un Diomède obscur, un Ajax anonyme.
Le triomphe est si grand que la postérité,
Songe-t-il, doutera de la réalité.
Au fond de l’avenir lointain et sans limite,
Ils seront confondus par la fable et le mythe,
Tous ces héros autour d’un héros sans pareil,
Avec le zodiaque aux ordres du soleil ;
Et, tôt ou tard, — cet humble en frémit jusqu’aux moelles,
Sa croix d’honneur sera l’une de ces étoiles !

Tel est l’homme qu’après le retour des Bourbons,
Quand on change drapeaux, cocardes et pompons,
Et qu’on gratte les N couronnés, son village
Voit revenir un jour, pauvre, vieux avant l’âge,