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La Russie est un pays déconcertant pour nous, Occidentaux. Nous avons peine à pénétrer dans l’âme moscovite, à en comprendre les lentes évolutions et les brusques explosions. L’esprit révolutionnaire procède chez nous d’une autre manière : une fois en mouvement, il agit sans discontinuité et se précipite vers son but. En Russie, au contraire, après un effort violent, il s’arrête comme pour se reposer, et on peut se demander si son énergie n’est pas pour quelque temps épuisée. Ce serait toutefois une illusion de le croire. Le travail ne se fait pas à la surface du sol, mais il continue ses progrès en dessous par des voies mystérieuses, qui n’en sont que plus dangereuses, et, après quelques mois d’un silence qui semblait devoir conduire à l’apaisement, une irruption soudaine a lieu de nouveau. Nous avons déjà assisté plus d’une fois à ce phénomène ; nous y assistons une fois encore, et dans des conditions de plus en plus inquiétantes.

Un autre caractère du mouvement a été de se manifester jusqu’ici sous une forme plus anarchique que révolutionnaire. La décomposition était partout, et il en résultait partout des accidens violens et brutaux, mais sans lien entre eux, sans coordination, sans ensemble, de sorte qu’on ne voyait que des commencemens éparpillés sur un grand nombre de points, puis des arrêts si longs qu’on se demandait si ce n’était pas la fin. Aujourd’hui, il n’en est plus tout à fait de même. La grève des chemins de fer et toutes celles qui s’y sont greffées sont évidemment le résultat d’un plan général dont nous ignorons l’auteur ou les auteurs, mais qui n’est pas l’effet d’une génération accidentelle et spontanée. Tout cela, évidemment, a été préparé dans un certain nombre de cerveaux. Les révolutionnaires russes, de plus en plus impatiens après tant de promesses dont ils attendent encore les effets, ont voulu frapper un grand coup d’intimidation, ils ont cherché, ils ont trouvé un moyen d’agir à la fois sur toute la surface du territoire et par là sur tous les esprits. Le choix du moyen ne devait pas les embarrasser longtemps ; le plus efficace, assurément, était d’interrompre les voies de communication ; mais il semblait plus facile de l’imaginer que de le réaliser, et, si on y a réussi, c’est que l’organisation révolutionnaire est plus avancée qu’on ne le pensait. Les ouvriers des chemins de fer ont été secrètement enrôlés, et, un beau jour, sans que rien l’eût fait prévoir, ils se sont mis en grève en demandant quoi ? la diminution de leur travail ? l’augmentation de leurs salaires ? enfin l’amélioration de leur existence ? Non, ils ont, demandé des libertés, le suffrage universel, une constitution, c’est-à-dire des choses dont ils n’ont que l’idée la plus confuse, si même