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rivières, et plus de dix fois aux femmes et aux filles. » Nous n’en comparerons la diversité et la vie qu’à celles des individus ; et nous dirons que, si tous les hommes se ressemblaient à eux-mêmes, depuis le jour de leur naissance jusqu’à celui de leur mort, la vie, en vérité, ne vaudrait pas la peine d’être vécue ; mais elle ne serait pas tenable, et nous ne songerions qu’à nous en évader, si d’un bout du monde à l’autre bout, tous les hommes se ressemblaient entre eux. C’est pourquoi je ne sais s’il faut souhaiter l’établissement d’une langue « universelle, » au sens le plus étendu du mot ; et, dans un sens plus restreint, je ne vois pas ce qu’une langue donnée, le français ou l’anglais, par exemple, gagnerait au sacrifice de ses traditions pour affecter la gloire, assez vaine, de se rendre universelle. Telle fut pourtant l’erreur des grammairiens du XVIIIe siècle. Et après cela, si l’erreur n’a pas eu de plus fâcheuses conséquences, c’est que, comme nous l’avons dit, l’action des grammairiens a été contrariée par la résistance des écrivains, et que, dans la première moitié du siècle qui vient de finir, une partie de leur œuvre a été détruite ou du moins combattue par le romantisme.

Aussi bien n’est-ce là qu’un cas particulier d’une question plus générale, et l’aspect philologique, si j’osais ainsi dire, de la lutte éternelle entre la « tradition » et le « progrès. » Il faut que les langues « évoluent ; » et, sans doute, il ne viendrait à l’idée de personne aujourd’hui de vouloir les « fixer. » Mais si leur évolution dépend en partie de quelques causes profondes, qui échappent à l’action de notre volonté, par la bonne raison qu’elles sont ignorées de notre intelligence, elle dépend aussi, pour une partie, de causes qui sont en notre pouvoir. Les transformations de la langue française, depuis qu’il existe une « littérature française, » en sont la preuve. Or, depuis Ronsard jusqu’à Victor Hugo, tandis que ces « transformations, » en tant que voulues, l’ont presque toutes été par les écrivains, et, presque toutes, ont eu pour objet, sans toucher aux qualités natives de la langue, de la rendre, non pas du tout plus universelle ou plus logique, ni même plus claire, mais plus souple à l’expression d’une pensée plus complexe ou à l’imitation plus fidèle de la réalité, et d’en augmenter ainsi la valeur d’art, c’est de quoi n’ont eu cure les grammairiens du XVIIIe siècle, ni les écrivains qui les en ont crus ; et ils ont bien pu se vanter qu’ils l’envisageaient sous l’aspect de l’universalité, mais à vrai dire, ils ne l’ont transformée que