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l’Amour qui, dans la langue particulière de M. Bernard Shaw, s’appelle l’attraction sexuelle. La Religion est représentée par un missionnaire écossais, le révérend Renkin, établi à Mogador depuis trente ans ; la Justice par sir Howard Allan, un des principaux membres du corps judiciaire, qu’un voyage de plaisir a conduit sur celle côte ; enfin l’attraction sexuelle par sa belle-sœur qui l’accompagne dans ce voyage, lady Cicely Waynflete. En trente ans, le bon missionnaire n’a pas amené au christianisme un seul Marocain. Son unique conversion est un chenapan londonien qui l’exploite et se moque de lui. Le juge, avec l’acquittement d’un coupable que nous connaissons, doit avoir sur la conscience la condamnation de plus d’un innocent, et nous apercevons dans sa vie privée des actes fort discutables. Quant à lady Cicely, c’est, il est vrai, un caractère d’exception, mais très réel pourtant, et, d’ailleurs, charmant. Peut-être l’avez-vous rencontrée dans ses pérégrinations incessantes à travers le monde, elle ou quelque chose qui en approche. Pour elle, il n’y a pas de méchans : c’est « parce qu’on ne sait pas s’y prendre. » Elle a traversé l’Afrique avec un petit chien sous le bras, habillée comme elle le serait pour aller à Richmond ou à Hampstead. Elle a causé amicalement avec des chefs cannibales qui ont été parfaits pour elle. Quel est son secret ? Rien de plus simple. Elle va droit aux gens, la main tendue, avec un How d’ye do ? qui ne manque jamais son effet. Elle dit à un horrible coquin dans les mains duquel elle tombe : « Oh ! vous avez de si beaux yeux ! Une si bonne figure ! Il est impossible que vous ayez de mauvais desseins. » Et on sent qu’elle est capable de le lui persuader. Car elle obtient tout ce qu’elle veut par sa douceur obstinée, sa confiance imperturbable, son autorité caressante. À bord d’un navire américain, elle commande mieux que le capitaine ; elle fait mentir le missionnaire écossais qui est la sincérité même ; enfin elle a inspiré une folle passion au capitaine Brassbound, qui est « pirate » de son métier.

M. Bernard Shaw ne se connaît pas très bien en pirates, ni moi non plus. Mais je crois reconnaître dans Brassbound ce Zampa qui tournait la tête de nos grand’mères. Pour comble, c’est un Zampa qui s’analyse. Le forban amoureux va jusqu’à demander la main de lady Cicely qui n’est pas loin d’accepter, mais qui, se ressaisissant par un suprême effort, échappe à un danger où elle s’est déjà vue, paraît-il, dix-sept fois. J’ai dit