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et tant mieux pour lui s’il réussit de cette façon. Anarchiste littéraire, son système consiste à ne point avoir de système, à ne pas gouverner son talent, je dirai son génie, s’il y tient. Mais il se heurtera fatalement à plusieurs obstacles qui tiennent à la loi même du théâtre ou aux sentimens de l’âme humaine. Il a dit lui-même et il a répété (il répète volontiers) que les spectateurs et les spectatrices venaient chercher au théâtre l’attraction sexuelle. Leur fera-t-il admettre que l’amour, de principal ou d’unique sujet, tombe au rang de détail et d’accessoire ? Ces spectateurs sont attirés par l’espoir de se reconnaître dans des êtres pareils à eux, mais plus grands, en qui ils seront élevés eux-mêmes à la dignité de héros et d’héroïnes. Se retrouveront-ils dans cette humanité moyenne, aux vices prudens, aux lâches vertus, dont les bonnes et les mauvaises actions se ressemblent et se valent presque, parce que l’égoïsme les inspire toutes ?

M. Bernard Shaw, a, sans doute, des dons précieux. Il a le dialogue facile, naturel et brillant. Il sait peindre des figures humaines en qui l’observation et l’invention collaborent dans une vraie mesure. Sa galerie de femmes est étonnante. Nous avons la rageuse, l’hypocrite, la sensuelle, la philosophe, la positive, la romanesque, la tragi-comique, celle qui calcule tout cl celle qui ne calcule rien, celle qui devine tout et celle qui ne se comprend pas elle-même, avec bien d’autres nuances pour lesquelles les adjectifs me manqueraient. Rapides esquisses ou portraits achevés, elles sont toutes vraies, toutes vivantes, excepté Candida qui n’est que l’incarnation d’un paradoxe de l’auteur.

Mais on aura beau citer Molière, on ne nous persuadera pas qu’une pièce de théâtre soit une galerie de portraits. Outre les caractères, il y faut des situations. L’action des situations sur les caractères, la réaction de ceux-ci sur celles-là, la lutte qui s’engage entre les unes et les autres, finalement la victoire des volontés sur les circonstances ou des circonstances sur les volontés constituent, sous les formes les plus diverses, l’essence du théâtre. Or M. Bernard Shaw, si riche en caractères, est extrêmement pauvre en situations.

Il ne se donne pas la moindre peine pour en trouver, ou, s’il en rencontre une sans l’avoir cherchée, il la néglige et l’abandonne, à peine indiquée, bien loin de la mûrir et de la développer. Ou bien, il l’exagère en farce et la noie dans un éclat de rire. En sorte que les caractères demeurent, d’un bout à l’autre,