avec le reste de son livre, Manzoni s’est enfin décidé à les supprimer, les jugeant inutiles ou nuisibles à l’intérêt de son œuvre. Et, certes, il a sagement fait de les supprimer, puisque son œuvre se suffit pleinement sans eux ; et peut-être même en a-t-il laissé plusieurs autres que les futurs éditeurs des Fiancés feraient sagement d’envoyer rejoindre la série des brouillons et des passages coupés, ce qui aurait pour résultat, j’ose l’affirmer, de rendre encore plus sûres l’immortalité littéraire du « Roman » et sa popularité auprès du public italien. Mais, avec tout cela, il n’y a pas un seul de ces chapitres inédits où, à les prendre séparément, ne se manifeste à nous le génie de l’auteur, en même temps que s’en dégage pour nous ce charme subtil et indéfinissable qui naguère, dans la diligence de San Gimignano, faisait briller de plaisir les grands yeux noirs de mon compagnon de montée. Je voudrais qu’on les traduisît tous, ces chapitres inédits, pour que tout le monde pût y trouver l’émotion et l’amusement que je viens d’y prendre : mais, hélas ! à supposer même qu’une traduction leur conservât quelque chose de leur beauté ingénue, personne, probablement, ne daignerait employer son temps à les lire. En voici deux, cependant, dont je vais essayer de traduire quelques pages, deux chapitres d’un caractère aussi différent que possible, et qui se trouvent être, d’ailleurs, les deux premiers du premier volume des Fragment inédits.
Le premier, à défaut d’autre mérite, divertira le lecteur français d’aujourd’hui comme un paradoxe énorme, ou comme un écho des opinions esthétiques d’une autre planète. Au moment où Renzo et Lucie, tout fraîchement fiancés, se voyaient séparés, peut-être pour toujours, Manzoni avait d’abord introduit dans son texte, sous le titre de : Digression, un petit dialogue entre l’auteur et un de ses lecteurs, qui lui reprochait de n’avoir pas songé à décrire les nuances des sentimens amoureux de ses personnages : « Comment, lui disait ce lecteur, la passion des deux amans a traversé déjà plusieurs stades dont chacun a dû lui fournir l’occasion de se manifester et de se développer de la façon la plus intéressante ; et cependant vous ne nous avez rien fait voir de tout cela ! Votre histoire ne nous rapporte rien de ce qu’ont éprouvé ces malheureux jeunes gens ; elle néglige de nous peindre les débuts, la croissance, les communications de leur amour réciproque ; en un mot, elle ne prend pas la peine de nous les montrer amoureux ! » A quoi l’auteur répondait, notamment, entre plusieurs autres choses non moins imprévues et surprenantes pour nous :