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dans la version définitive des Fiancés, de l’accueil, tour à tour affectueux et méfiant, que recevait Lucie auprès de l’abbesse.


On pourrait se demander, seulement, s’il n’y a pas une certaine contradiction entre ce chapitre des Fragmens inédits et le chapitre précédent, où Manzoni s’interdisait de décrire, même, l’innocent et légitime amour des deux héros de son livre. Mais, d’abord, les deux chapitres ont été supprimés, dans le texte imprimé du livre, ce qui était une manière infaillible de les mettre d’accord. Et puis, pour peu que l’on veuille réfléchir à la véritable pensée de l’auteur, on s’apercevra vite que la contradiction n’était qu’apparente. Les sentimens que Manzoni se défendait de décrire, c’était précisément ceux de l’amour innocent, ceux qui s’accompagnent d’un plaisir sans mélange, et dont la description risque ainsi de raviver, dans plus d’un pauvre cœur, des désirs ou des rêves « péniblement assoupis : » tandis que le récit de la passion criminelle de l’abbesse, avec les souffrances de toute sorte qui l’avaient précédée et suivie, lui semblait fait, plutôt, pour inspirer un mélange bienfaisant d’horreur et de compassion. D’un bout à l’autre des Fiancés, aussi bien dans les passages supprimés que dans l’édition définitive, toujours le moraliste chrétien se retrouve, derrière le conteur et le peintre. Toujours on y sent un homme qui, après avoir beaucoup vécu, s’est profondément pénétré non seulement de la vérité foncière, mais encore et surtout de la nécessité pratique de ces croyances qu’il avait autrefois détestées et méprisées, avec tout le zèle d’un élève de Voltaire et de Condorcet. Et l’on ne saurait trop souhaiter, à ce propos, que la publication, qui nous est promise par M. Sforza, de la Correspondance de Manzoni nous permît de connaître enfin, dans ses détails authentiques, ce qu’on pourrait appeler le roman de la vie du grand romancier italien : la crise intérieure qui, du poète antireligieux du Triomphe de la Liberté, a fait le poète chrétien des Hymnes sacrés et des Fiancés.


T. DE WYZEWA.