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un voyage à sparte.

la vie ; c’est quand les forces déclinent qu’on s’attache à l’existence : à trente ans, on veut du nouveau, toujours du nouveau, et c’en est encore de devenir un héros. Un vieillard l’examine avec un profond chagrin. C’est le père ; il ne pleurera pas. Sans doute les Grecs connaissaient les larmes, puisqu’un petit serviteur, assis par terre et pelotonné, pleure, mais c’est un enfant et un esclave.

De telles compositions, comme un geste de la main écarte des fumées, font du silence autour de nous. La société de ces morts murmure : « Retenez vos larmes et n’aigrissez pas votre cœur ; tout est accompli. »

Les parnassiens sont passés à côté du bon sens, s’ils ont voulu, au nom de l’Hellénisme, bannir de la poésie les émotions personnelles, mais ils pouvaient nous parler justement d’une certaine impassibilité grecque, ou, du moins, reconnaître dans l’élite athénienne des hommes qui pratiquaient ce que Spinoza et Gœthe, avec le pédantisme de nos races, nous ont rendu accessible sous le nom d’ « acceptation. »

Cette tenue des anciens Grecs devant l’inévitable est exprimée avec une force saisissante sur les stèles et les lécythes. Elle compose sans phrases un enseignement dont mon ami Tigrane fut l’élève. Par là, sa vie mérite mieux qu’une allusion rapide. Elle est bien dans le sens de mon voyage, car d’Athènes à Sparte mon objet, c’est de reconnaître quel bénéfice moral nous pouvons encore tirer de la Grèce subsistante. Et puis comment quitter si vite la mémoire de mon ami : si je m’éloigne, il va glisser dans le plus muet isolement.


Les premières circonstances où j’ai connu Tigrane me disposaient à sentir vivement son charme. En effet, des soins matériels et des occupations basses laissent s’amasser en nous une sorte de nostalgie ou de mal du pays ; les êtres qui nous entourent deviennent des espèces de fantômes, et nous nous retirons, comme dans un réduit sacré, tout au fond de notre conscience où fermente un vague enthousiasme. Dans l’été de 1893, je m’occupais d’une campagne électorale à Neuilly, et, bien qu’elle fût intéressante, je sentais s’irriter en moi des exigences de poésie. Au milieu de ces dispositions, je fus surpris par la visite d’un jeune Arménien, qui désirait me dire son amitié pour mes livres, et il m’enchanta tout d’abord par la lumière de son visage et par sa