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en prononçant de très vieilles paroles. La conquête romaine n’avait pu effacer, chez les lettrés, la langue primitive qu’elle avait corrompue dans le peuple. En cette langue, le vieillard appelait les dieux dont il fut le prêtre, Hésus, Taranis, Teutatés, comme si, à son évocation, les dieux disparus pouvaient revenir ! Il nommait aussi ses pères, les druides d’autrefois ; quelque chose de farouche semblait, par instans, passer d’eux en lui. Lorsque ses regards se posaient inconsciemment sur la flamme, oubliant que ses dieux aussi étaient morts, il retrouvait le cri rauque des aïeux aux jours où le colosse d’osier, rempli de victimes vivantes, flambait en un holocauste terrible.

Le peuple le vénérait et le contemplait avec un effroi superstitieux. Lui dédaignait ce peuple qui s’était fait, à l’imitation des Romains, de grossières idoles. Il vivait avec de rares disciples à l’ombre des chênes. Et chaque année, en cette nuit de novembre, il venait jeter à l’âme délaissée des druides de symboliques offrandes. Il n’y avait plus de taureaux sans tache pour les sacrifices ; il n’y avait plus de serpe d’or ; plus, même, de sagum blanc pour recueillir le gui sacré. Mais la main jalouse du vieillard détachait encore la plante mystique ; et, pour que nul profane n’y touchât, elle en jetait les feuilles et les fruits dans l’abîme.

Auprès de ce fils des druides se tenait un barde aveugle. Il chantait à demi-voix sur un rythme étrange. Les druides n’existaient plus. Jamais les bardes n’avaient été plus nombreux et plus honorés. Gwenc’hlan l’aveugle revenait de la grande île de Bretagne avec les poèmes de ses frères, et les poèmes de sa jeunesse. Il avait vécu des années heureuses, là où le bouleau emblématique « tire le pied de l’entrave. » Hélas ! le bouleau du barde, — son signe distinctif, comme le chêne l’était des druides, — ne le défendit pas de la férocité d’un chef. En un jour d’orgie, un roi ivre lui avait fait crever les yeux. Ce roi malheureusement était chrétien. Gwenc’hlan revint vers sa terre natale, ayant au cœur une haine effrayante contre cet homme et contre la religion nouvelle. Gradlon le recueillit pour entendre ses chants. Mais le barde demeurait à la cour dans un esprit de haine, prêt à lutter contre l’apostolat de ces hommes nouveaux que la Cornouaille, il le pensait du moins, ne connaissait pas encore.

Lassé d’entendre le druide parler toujours à ses dieux, le