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s’il se sentait vaincu, malgré lui-même, malgré ses grands désirs de haine.


V

La rêverie d’Ahès continuait dans la nuit.

Elle lui avait promis de le revoir. Elle l’avait revu. Ils étaient amis maintenant. Il lui parlait de son pays, de son enfance, de ses courses aventureuses : elle le découvrait très brave, très beau, très bon. Elle, de son côté, lui racontait sa vie, courte encore, vide d’événemens, mais si pleine de pensées et d’émotions intenses ! Toute cette vie tenait, à présent, dans le cachot étroit. Elle le savait. Sur cette terre de Bretagne, tout cœur qui se donnait ne se reprenait pins. Et cela mettait une teinte grave à son rêve de tendresse, un reflet profond à son jeune visage. Elle pouvait passer au milieu des chefs dans sa grâce hautaine. Son cœur était loin d’eux, près de Rhuys. Mais elle ne le lui disait pas encore. Aucun mot d’amour n’avait été prononcé entre eux.

Lui ne parlerait pas. Elle était heureuse qu’il ne parlât pas. La tendresse chez ces femmes que l’on regardait comme en dehors et au-dessus de la vie atteignait d’étranges profondeurs. Tout ce qu’il y avait en elles de fierté, de pudeur instinctive, de noblesse se concentrait dans l’heure où elles aimaient. « La feuille tournoie au gré du vent. Malheur à qui en a le destin : » chantait Liwarc’h. Le cœur des belles Gauloises demeurait à jamais où il se posait. La plupart emportaient à travers la vie comme le trésor unique, le souvenir d’un mort bien-aimé : car la guerre et la mer leur étaient de bonne heure de terribles rivales ! On comprend le dédain de ces femmes ; on comprend le dédain d’Ahès pour ceux qui venaient à elle par ambition ou par intérêt. Et Ahès savait bien que Rhuys, captif, exilé, vaincu, Rhuys, fier comme elle était fi ère, ne saurait pas parler d’amour. Il se tairait puisqu’elle tenait dans ses mains la liberté, la puissance et la vie.

Ahès pensait qu’il eût été plus doux pour elle d’être la captive. Les mots qu’on n’écoute qu’une fois, elle les aurait entendus sans avoir à les demander ou à les dire ; elle sentait qu’il l’aurait enlevée de ses chaînes et emportée sur son trône, comme le vautour fond sur une hirondelle. Et ce ne pouvait