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dévouement à imiter ; qu’il hérite de ma haine implacable pour les tyrans, de mon idolâtrie pour la liberté ; qu’il soit digne de la République et, j’ose dire, de son père. Pénètre-le du dogme si consolant de l’immortalité de l’âme, qui le rendra, comme moi, invulnérable à tous les coups du sort. Inspire tes sentimens, tes vertus à l’intéressante Aimée, à Cécile, à Emilie ; apprends-leur à braver l’infortune, la misère. Il est un dernier vœu que je forme et que je te prie d’effectuer : c’est d’ensevelir quelques restes, ou du moins quelque représentation de mon être au pied d’un chêne ; et si jamais un temps arrive où tu puisses, sans risque, indiquer cet arbre à tes concitoyens, tu graveras alors sur son écorce :


CI-GIT ISNARD QUI SUT BRAVER
TOUS LES TYRANS DE SA PATRIE.
IL A PERDU LA VIE
PROSCRIT PAR UN SÉNAT QU’IL A VOULU SAUVER. »


Jusqu’ici, des idées religieuses d’Isnard, nous ne connaissons encore rien. Si son nom figure dans le procès-verbal de l’inauguration de la loge maçonnique Le Triomphe de l’Amitié, fondée à Draguignan en 1785, sa présence à cette cérémonie n’a peut-être[1] pas la signification qu’elle aurait eue en d’autres temps. Toutefois, de l’apostrophe à sa femme qu’on vient de lire, retenons le passage où il parle de l’immortalité de l’âme. Pour le moment, cette idée n’est encore sans doute qu’une doctrine philosophique. Mais de tous les chemins qui mènent ou ramènent à la foi, la philosophie n’est pas le moins fréquenté. Cette faible lueur qui commence à l’éclairer de loin, dans une première heure de détresse, va subir une forte et inquiétante éclipse ;

  1. Je dis « peut-être, » parce que je ne suis pas absolument d’accord avec ceux qui prétendent qu’il n’y eut rien d’hostile au catholicisme dans le grand mouvement maçonnique que l’on remarque aux approches de la Révolution ; et lorsqu’on allègue les nombreux adeptes que les loges recrutèrent alors dans tous les rangs du clergé, et les messes qu’elles faisaient dire pour célébrer leurs fêtes annuelles ou pour honorer la mémoire des frères décèdes, je ne trouve pas ces raisons bien convaincantes. Dans une cérémonie publique, dans une fête corporative surtout, une messe n’a jamais été qu’un numéro du programme, qu’un accessoire traditionnel et de pur protocole. Quant au clergé, on semble oublier que celui du XVIIIe siècle n’est pas celui d’aujourd’hui ; qu’il était rempli d’incrédules, à tout le moins d’indifférens ; et puisque la franc-maçonnerie était devenue surtout une affaire de mode, pourquoi n’aurait-elle pas eu ses snobs parmi les jeunes-clercs aussi bien qu’ailleurs ?