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quand ils reviennent, pourquoi d’autres ont tant de mal à ne pas crier leur détresse quand ils vont mourir…

— J’ai encore beaucoup à te dire, reprit-elle. Ce sera pour mon retour. Je te raconterai ce que j’ai vu au milieu des loups, et les belles choses que m’ont dites les moines. Tu ne sais pas ? Les vieux dieux morts vont être chassés à jamais. Pourquoi ? Ce n’est pas encore très clair dans mon esprit. Ma mère était saxonne et païenne ; ma nourrice et mes femmes ne parlent que de korrigans, de nains, de fées ; les anciens nomment le dieu cruel qui veut des victimes et du sang, dont l’ombre tue. Cette ombre…

Elle s’arrêta. Il lui répugnait de parler de cette ombre dans la nuit qui venait.

— Mon père seul est chrétien, acheva-t-elle ; c’est-à-dire, il veut être chrétien. Depuis que j’ai vu Gwennolé, je voudrais que nous le fussions aussi. Quand je saurai ce qu’il faut faire pour cela, je te le dirai ; c’est très difficile, mais c’est très beau… Leur Dieu ne tue pas ; il hait le sang. Il ne vient pas troubler, épouvanter. Quand on le voit, on l’aime. Et on le voit tout près de soi quand on souffre. Il a pitié de chaque angoisse ; quand on ne peut plus marcher, il vous prend, comme un berger emporte sa brebis blessée sur ses épaules.

— Alors, parle-lui pour moi, dit Rhuys presque involontairement.

— Est-ce que tu souffres ? demanda-t-elle anxieuse.

— Non ! oh ! non, balbutia-t-il… c’est-à-dire… oui ; ces chaînes sont lourdes. Parfois le désespoir me gagne !

— Mais deux semaines, ami ! Vois, seulement des jours ! Et puis tu seras libre !

Il fallait partir. On y voyait si peu ! elle se baissa jusqu’à son front pour lui sourire. Ses grands yeux s’alanguissaient, pleins de compassion tendre. Rhuys crut voir encore les blondes fées qui, penchées sur sa barque, endormaient ses douleurs d’enfant, et les mortes qui passaient, heureuses, les lèvres entr’ouvertes, comme pour un baiser d’adieu :

— Pense à moi demain, disait Ahès… je te rapporterai de là-bas, dans mon manteau, un peu de la terre où nous poserons le foyer… notre foyer !

Elle ne s’étonna pas de son silence… Elle ne comprit pas qu’il étouffait un cri d’agonie. Seulement, lorsqu’elle eut fait quelques pas, lorsqu’il ne la vit plus :