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« L’aigle d’Éli garde les mers. Il appelle en voyant le sang humain.

« L’aigle de Pengwern au bec gris pousse ses gémissemens les plus perçans, avide du sang de celui que j’aimais.

« J’entends l’aigle cette nuit. Il est ensanglanté… »

Elle ferma les yeux pour ne pas voir ; à voix basse elle prononçait des paroles entrecoupées. L’appel désespéré de son cœur éclatait en longs sanglots. La nuit sans étoiles succéda au soir rouge. Les aigles ne volaient plus autour des roches… Alors elle rouvrit les yeux dans les ténèbres.

Comment le lui avait-on pris ? Pourquoi ? Les chants d’orgie lui arrivaient de la ville. C’était sa mort qui les mettait dans une telle fête. Sa mort ! Le savait-il qu’il mourrait, quand elle l’avait quitté ? Oui. Il savait. Il lui avait dit…

Que lui avait-il dit ? Elle ne se souvenait plus. Elle souffrait trop. Une demi-conscience suivait une prostration complète. Elle ne voyait plus le gouffre, dans la nuit, ni le sang. Mais elle entendait les coups précipités des lames contre les falaises. Dieu ! qu’il devait être tourmenté dans sa tombe mouvante, sa plaie, sa large plaie ouverte !

A genoux elle l’implorait, d’une voix désespérée. Nous ne savons plus après tant de siècles chrétiens, non, même les plus impies d’entre nous ne savent plus ce qu’étaient ces douleurs écrasantes. L’air seul que nous respirons, tout imprégné d’un christianisme latent, fait nos âmes plus légères. Des souffles d’espérance y passent, pour les plus incroyans, en dépit d’eux-mêmes. On ne croit plus aux forces inflexibles, à « la fatalité, mère du trépas. » Un Dieu bon a remplacé pour jamais le Dieu effroyable ; et non seulement ceux qui croient en lui, qui l’aiment, qui déposent à ses pieds les poids trop lourds ; mais ceux qui pensent l’avoir repoussé se jettent dans « l’abri ouvert. » Leur cœur s’y réfugie aux heures suprêmes où, broyé, redevenu tout petit, l’homme balbutie les mots que sa mère lui apprenait…

Mais dans ce passé, rien ! La foi à une immortalité vague, d’où, seulement, des larmes et des regrets arrivaient jusqu’à la terre. Et puis, un éternel silence dans les cieux vides. L’angoisse sans consolation s’exaspérait alors jusqu’au délire ; elle se changeait en haine ; le suicide et la vengeance étaient un des orgueils de la race. Il n’y avait aucune issue d’espérance. Et les âmes païennes étaient scellées dans leur douleur, comme ces