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avait rendu la chute plus meurtrissante. Maintenant tout s’était tu ; elle s’asseyait très lasse, les mains abandonnées, devant la baie ouverte, dans un détachement universel et comme déjà ensevelie. Si au moins elle l’avait revu ! Elle souriait, insouciante, à l’heure même où on le tuait : cette heure avait passé pour elle comme une heure ordinaire… Oh ! être allée jusqu’à lui, au moment suprême, lui dire seulement qu’il emportait l’âme de son amie dans la tombe ! Et si c’était trop demander aux dieux cruels, seulement poser son regard sur lui ; il aurait tout vu dans ce regard… Moins encore, lui avoir donné ses larmes, seulement ses larmes, la dernière offrande de ceux qui aiment…

Mais rien ! Elle n’avait rien pu pour lui. A son dernier instant, rien que la foule indifférente ou hostile : un peuple de bourreaux autour de la victime. Ah ! qu’elle les haïssait pour leur joie, pour leur ivresse, pour leur cruauté froide ! Quelle fête de les lui Jeter tous en holocauste, tous, ceux qui avaient ri et chanté, comme des insensés, en ce jour d’angoisse !

Deux pensées seulement demeuraient dans le désert de son âme : le venger et le rejoindre. Le venger… mais comment ? Pouvait-elle, comme Run, les tuer l’un après l’autre à coups de flèches ? Ils étaient trop nombreux. C’était le druide seul qu’elle entendait sacrifier ainsi. Les empoisonner ? Empoisonner, comme Keben, les sources où ils buvaient ? Non. C’était lâche et c’était bas. Rien de ce qu’avaient fait les autres n’était possible pour elle. Il fallait les atteindre tous d’un seul coup. Comment ?

Par les larges ouvertures elle regardait sous une pluie fine, incessante, l’horizon de mélancolie. Vaguement ses yeux erraient sur la mer plombée et sinistre ; sur la digue où, déjà, des ouvriers allaient et venaient, posant les assises de la porte d’or sur la pierre sanglante. Oh ! cette pierre encore rouge : « La mer, toutes les eaux de la mer y passeraient sans la laver… » Et à la regarder longuement les yeux fixes, le rêve de vengeance se précisa enfin. Oui… ce qui devait être serait… Que les eaux déchaînées passent sur ce sang et se mêlent à lui, pour les exterminer tous ; pour que, de cette ville maudite, il ne reste pas pierre sur pierre ! Elle tenait la revanche tragique ! L’Océan où le corps de Rhuys dormait aujourd’hui, comme en un immense cercueil de plomb, se lèverait dans des colères effrayantes, et viendrait à son aide. Elle ne voyait pas encore le moyen, mais elle le trouverait. La ville insouciante se blottissait au bord des