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Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 30.djvu/859

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par moi qu’elle est morte. » Mais non. C’est au-dessus de mes forces. Je n’aurais pas pu feindre jusqu’au bout une tendresse que je n’avais plus. Je l’ai bien vu tout à l’heure quand vous vous approchiez pour m’embrasser. Je ne puis plus ni vous voir, ni vous entendre… Son sang est entre nous…

Elle parlait les yeux durs, les lèvres tremblantes et si implacable qu’il retomba effondré, sans essayer de la fléchir par une protestation, par un geste. Il la connaissait trop. Il savait bien que les paroles débordaient de son âme, comme l’eau déborde d’un vase trop plein. Il cacha son front dans ses mains. Elle regarda sans la voir l’affreuse angoisse. Rien ne tressaillait plus en elle. Elle marcha vers la porte, elle sortit du même pas rigide.

Alors quand il fut seul, quand il sentit que c’était bien vrai qu’elle l’abandonnait, il gémit sourdement. La douleur atteignait jusqu’aux dernières fibres de son être. Etait-ce parce qu’il avait commis ce crime, que tout ce qu’il avait échafaudé retombait sur lui ? Cette enfant, il l’idolâtrait. Elle était sa fête de chaque jour. Il avait voulu la préserver même d’une catastrophe imaginaire, même d’un songe. Pour elle, il s’était joué de la vie d’un homme et de la colère de Dieu… Que lui prédisait Gwennolé ? La ruine ? La destruction de Ker 1s ? Qu’était-ce que tout cela ? Un plus terrible châtiment l’écrasait. Il avait perdu le cœur de son enfant !… Il avait passé auprès d’elle sans la comprendre ; c’était lui qui avait pris son rêve d’amour, qui l’avait brisé… Et elle s’en allait !

Il marcha jusqu’au seuil. Il l’appelait, se tordant les mains. Il répétait comme un insensé :

— Reviens ! Mes jours seront courts. Je ne savais pas. Tu vois bien que je ne savais pas. Ne t’en va pas pour toujours !…

Mais elle n’y était plus. Rien ne venait jusqu’à lui que le brui monotone et ininterrompu de la pluie à travers les baies ouvertes, et l’indicible mélancolie du ciel gris et bas, de la mer sombre…

Et pour la première fois « le cœur farouche » de Gradlon se brisa dans un sanglot.


XIV

En quittant Gradlon, Gwennolé avait essayé de rassembler les habitans de Ker Is pour leur prêcher la pénitence ; pour les