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à la dérobée son maître et son ami qui priait, envoyant des bénédictions à tout ce qui passait sur sa route, aux enfans et aux oiseaux.

Ker Is, indolente, s’animait vers le soir. Des femmes aux yeux bleus, pêcheuses de goémons ou de coquillages, s’échelonnaient le long des falaises, jetaient leurs râteaux dans la mer, nonchalantes et superbes. Ce n’était pas la lutte âpre, courbant ces malheureuses des nuits entières, le corps à demi dans l’eau, pour un maigre butin. Non. Leur triste métier de pilleurs d’épaves leur rapportait assez pour les délivrer des écrasans labeurs. Leurs jours s’écoulaient entre quelques heures de pêche après les gros temps ou à marée basse, les filets qu’elles faisaient pour leurs hommes au seuil des portes, ou les réunions joyeuses autour des fontaines. La ville insouciante s’assoupissait dans le bien-être des richesses coupables, n’ayant même plus la notion des crimes dont elle vivait, ignorant la colère qui s’amassait en nuages lourds au-dessus d’elle…

Cette colère, Ahès l’entendait gronder, chaque jour, plus furieuse, plus exaspérée. Elle avait vu finir la digue, élever le mur qui assurait la défense de la ville contre les flots. Elle avait vu poser la porte dont le roi, seul, avait la clef, et que, seul, il devait ouvrir ou fermer suivant le temps. Cette porte, elle la regardait avec insistance. La mort passerait par là. Elles tomberaient, lavant le sang de Rhuys, toutes les eaux du gouffre !… C’était une idée lancinante et fixe. Pas un remords, pas un souffle, ne traversait l’âme fermée d’Ahès. « Sang pour sang… » Elle attendait avec une impatience fiévreuse que l’Océan vînt à son aide… Quand ?… Quand donc ? Les jours se suivaient toujours semblables, pluvieux et lourds.

Dès l’aurore, Ahès partait en barque. Elle s’en allait seule, à l’écart, sur cette mer qui avait eu les dernières heures de Rhuys, ou dans ce sinistre îlot de Sein dont elle lui avait conté l’histoire. Elle demeurait là, assise des jours, la tête appuyée sur ses mains, écoutant le vieux chant de la race, où mourir n’était rien, où tuer n’était rien… Son amour et sa douleur s’exaspéraient dans cette solitude que sa fièvre peuplait d’ombres gémissantes. Les Celtes revenaient toujours à l’endroit où une mort violente les avait saisis… Il ne reviendrait pas, lui. Elle lui dirait :

« Cherche l’endroit où l’on t’a tué. Je l’ai effacé de la terre. »