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L’eau ne l’atteindrait qu’après tout le reste, lorsque l’œuvre de mort serait accomplie. Tremblante, elle s’appuya à un pan de muraille, incapable encore de marcher.

La clameur montait vers elle, formidable, effrayante. L’eau se ruait, abattant les murs, inondant les places, avançant, avançant toujours. Des lames hautes comme des tours s’écrasaient contre quelque édifice encore debout, rejaillissaient en gerbes immenses, emportant dans leur recul, pêle-mêle, les matériaux effondrés, les roches énormes et les hommes et les femmes, affolés, éperdus, jetant leurs cris désespérés dans la tempête.

Mais là, au milieu d’eux, pareil à un ange de lumière, allant de roche en roche d’un saut surhumain de son cheval, Gwennolé sauvait tout ce qui voulait encore être sauvé. Il repoussait vers la lande, il confiait à Wennaël tous les petits enfans qui s’enfuyaient effarés. Quel amour le poussait vers ce peuple impie ? Par quel miracle de miséricorde était-il là, se guidant à la lueur des éclairs, bondissant à cheval, partout où le danger était plus pressant, pour bénir et pour pardonner ? Maintenant il désignait à Wennaël Gwenc’hlan l’aveugle, qui trébuchait à chaque pas, que l’eau commençait à envelopper. « Sauve-le, » disait-il. L’enfant prit dans sa main la main qui cherchait un appui…

Ahès courait vers son père. Elle arriva au palais. Tout était silencieux et désert, les tables renversées, les flambeaux éteints. Son nom retentissait dans les salles vides. Gradlon l’appelait, la voix rauque.

— Père ! père ! me voici, dit-elle. Je viens vous sauver. Fuyons.

— Te voilà ! dit-il avec ferveur. Je n’ai rien perdu, alors. Gwennolé m’a averti. Il disait vrai. La colère de Dieu est sur nous… Nous sommes les derniers atteints ici. Attends. Laisse-moi sauver quelques-uns de mes vieux compagnons… Ils ne me laisseraient pas, eux… Attends…

Là-bas Wennaël tombait dans les ténèbres.

— Abandonne-moi, disait doucement le barde. Ma vieille vie ne vaut pas ta vie.

— Je te sauverai, père : je tombe parce que je suis trop faible pour toi. Appuie-toi quand même, nous arriverons…

— Pourquoi sauves-tu le vieux barde ? Il ne sait plus que des chants de douleur… Qui es-tu ?