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sont variables avec les éditions et les manuscrits ; leur étude précise ne peut donc être que le fait d’une érudition minutieuse, et elle doit laisser le grand public à peu près indifférent. La plus grave objection que fasse naître la traduction de M. Mardrus est qu’elle paraît fondée sur une recension fort peu ancienne, probablement même contemporaine. C’est ce dont on peut juger à divers indices, tels que le passage de la page 94 du tome V, où il est question de brasseries à femmes. Dans cette recension, les expressions brutales et crues ont été multipliées et les tableaux licencieux développés, au point de fatiguer le lecteur, sans augmenter en rien la valeur pittoresque ou artistique du livre. L’application du principe de littéralité dans la traduction, admis par l’auteur, semble avoir été poussée parfois un peu loin. On est étonné d’expressions comme celles-ci : « mille nuits et une nuit, » « un cheveu d’entre ses cheveux ; » sans doute ces expressions existent en arabe ; mais elles y sont courantes, et elles produisent juste le même effet aux oreilles des Arabes qu’aux nôtres, les équivalens : « Mille et une Nuits, » « un de ses cheveux. » Ici la traduction trop littérale modifie l’effet produit sur l’auditeur. — Enfin, le style présente en quelques endroits des images d’un goût évidemment moderne, et il faut, ou que le texte arabe ait subi dans ces passages une influence européenne, ou que le. traducteur s’y soit relâché de ses habitudes de littéralité. Telles sont, dans l’histoire des « Rencontres d’Al-Rachid, » ces expressions appliquées à « l’adolescente du Nord : » « ses cheveux jaunes comme l’or en fusion ; »... et le regard de ses yeux devint « de noyé dans la douceur qu’il était pendant le jour, étincelant comme d’un feu intérieur »... et je pensais à la toute-puissance du maître des créatures « qui couronnait le front des filles claires du Nord de cette couronne de flammes glacées »... ou « mon épouse claire, l’adolescente fille de ceux du Nord, qui avait su charmer mon cœur par sa grâce étrange et le mystère où elle se mouvait. » — L’ancienne littérature arabe, nette et brillante, ne nous a pas habitués à tant de nuances, d’ondoiemens, de lustres et de phosphorescences. Nous savons bien maintenant qu’il existe chez les Turcs une école littéraire fondée sous l’influence des écoles occidentales les plus modernes, où l’on recherche cette sorte de finesses. Ces mêmes influences ont-elles agi sur les lettrés de langue arabe ? C’est possible et vraisemblable ; mais cela est, en tout cas, moins connu.