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censées concourir à la « correction » d’un chef-d’œuvre ; et le charme en est fait de cette irrégularité même. Quoi de plus libre encore, dans le même sens du mot, que la bouffonnerie du Malade imaginaire, et, s’il y a vraiment dans Molière un poète, n’est-ce pas là qu’on le trouve ? Car il y a heureusement plusieurs manières d’être poète, et, pour en mériter le nom, il n’est pas nécessaire de l’être à la façon des romantiques. Mais ce qui me frappe encore bien plus que cette liberté, dans ces pièces de la dernière époque de la vie de Molière, c’est que nous n’avons sans doute au théâtre rien de plus « clair, » dont l’intention soit plus évidente ou l’idée plus facile à saisir, ni rien qui prête moins à la diversité des interprétations ou à la fantaisie de la critique. Rien ? Je me trompe, ou du moins c’est trop dire ! Nous avons l’École des Femmes, nous avons l’École des Maris, nous avons les Précieuses ridicules. Ici encore point d’hésitation ni de doute ! Il n’y a pas deux manières d’entendre l’École des Femmes ni les Précieuses ridicules. Nous savons de qui et de quoi l’on s’y moque. Molière n’a point voulu nous faire sérieusement compatir aux mésaventures d’Arnolphe, ni nous faire admirer les façons de Cathos et de Madelon. Si nous nous y laissions prendre, c’est nous qui serions ridicules, et l’hôtel de Rambouillet lui-même ne s’y est pas trompé. Les premières comédies de Molière ont ceci de commun avec les dernières, et les dernières avec les premières, d’être toutes diversement, également, et parfaitement claires.

Mais, considérez maintenant ses « chefs-d’œuvre, » et voyez les trois grandes pièces qui datent précisément du temps de l’« épanouissement de son génie ! » Voyez son Don Juan, son Tartufe, son Misanthrope ! Dirai-je qu’elles sont obscures ? On se récrierait sur le mot, et on aurait raison ! Mais elles sont certainement moins claires, ou plus troubles ; et ce sont précisément les œuvres de sa maturité.

De telle sorte que, tout au rebours de ce qui se voit d’ordinaire, et, par exemple, de l’évolution du génie de Racine, le progrès de celui de Molière n’a pas été continu dans la même direction. La courbe, si je puis ainsi dire, n’en a pas été continûment ascendante, comme de la Thébaïde à Phèdre ; et, au contraire, le point d’inflexion s’en trouve coïncider avec « l’épanouissement du génie du poète. » On ne l’a pas vu non plus, comme Corneille, depuis son Clitandre jusqu’à sa Pulchérie, « se chercher » d’abord ; « se trouver » ensuite ; et finalement « s’égarer » ou « se perdre. » Molière s’est trouvé tout de suite, si du moins nous ne tenons pas compte, — et nous en avons le droit, puisque nous ne les connaissons pas, — des « farces »