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que le reflet de ses propres dispositions maladives : interprétations instructives par quelques côtés, très modernes surtout et qui lui ont valu des auditeurs : mais, pour des amis, c’est autre chose, Colomb et Mérimée le restèrent toutefois, sans grande illusion, après avoir constaté l’un et l’autre qu’il n’entendait pas se gêner pour eux plus que pour le commun des mortels. Tous deux, en compagnie d’un troisième assistant, un subalterne sans doute, dont la postérité n’a pas gardé le nom, suivirent son corps au cimetière Montmartre.

En présence de ces faits, n’est-ce pas jouer sur les mots que de prétendre qu’il fut malgré tout « très aimé » de ses amis : ses « prétendus amis[1], » disait Brulard, avec une plus juste vue de l’égalité à la longue établie entre les sentimens qu’il inspirait et ceux qu’il éprouvait lui-même. Sans doute, ses originalités amusèrent quelques dilettantes qui s’en donnaient de loin en loin le spectacle : mais il fatigua successivement tous ceux dont les circonstances l’avaient rapproché de façon durable : cet individualiste impénitent n’était pas fait pour nouer un lien de quelque solidité avec ses semblables. Il a dit, dans les Mémoires d’un touriste[2] : « J’ai un talent marqué pour m’attirer la bienveillance et même la confiance d’un inconnu. Mais au bout de huit jours, cette amitié diminue et se change en froide estime. » Or, l’estime est trop peu de chose pour un homme qui unissait à son conscient et débordant égoïsme un non moins impérieux besoin d’amusement et de distraction. Que faire dans ces conditions, sinon changer fréquemment d’entourage et de milieu, se livrer au vagabondage élégant, au tourisme infatigable, à la vie d’auberge et de café !

Il convient donc de rapporter en grande partie à son incapacité pour l’existence sociale la versatilité frappante qui marqua la carrière de Beyle ; et la faiblesse de sa volonté ne fut pas uniquement, ou du moins ne fut qu’indirectement la cause de son perpétuel besoin de changement. Mais cette anémie de la volition est plus facilement perceptible dans la difficulté qu’il éprouva toujours à terminer un travail de quelque étendue. C’en fut un premier témoignage que la rédaction pénible et sans cesse ajournée de cette comédie des Deux Hommes, qui devait lui apporter autant de gloire que de profit, et dont il n’écrivit néanmoins

  1. Brutard, p. 150.
  2. Tome II, p. 21.