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Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 31.djvu/606

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aux dieux des montagnes et emportaient chacune leur déjeuner dans une petite boîte joliment enveloppée d’une étoffe à ramages. Leur troupe légère et sautillante se perdit sous les arbres. Et nous vîmes alors un vieil homme qui s’avançait vers le temple. Il se pencha sur le bassin de pierre dont l’eau pure lui renvoya son image encadrée des rameaux d’un cryptoméria, et nous l’entendîmes murmurer cet outa japonais :

O fleur de la jeunesse qu’es-tu devenue ? Tu m’as laissé à un vieillard que je ne connais pas !

Douce ville de Kyôto, si tranquillement sommeillante au pied de tes saintes collines, il me sembla que ce vieillard exprimait ton soupir. Tu as vieilli, comme lui, sans t’en apercevoir. Le temps ne fait pas plus de bruit dans ta plaine apaisée que le déclin de la lumière. L’eau des bassins de pierre, où se mirent les fidèles, n’est là que pour les avertir qu’il a passé et que ses mains invisibles ont ridé leur visage.

Je ne sais pas au monde de grande ville plus vieille et plus magique. Elle est laide. Des tortillons de ruelles obscures se nouent à ses longues rues tirées au cordeau. Le centre est occupé d’immenses quartiers de débauche où, dans le sombre alignement des portes grillagées, les guichets ouverts font des trous plus sombres. Tous les kimono de la ville sèchent sur les galets de la rivière. Les faubourgs s’enlizent dans la vase. La conquête occidentale hésite au seuil de cette cité vermoulue. Les tramways s’y sont mis naturellement au pas des anciens chars traînés par les buffles. Ces milliers de maisons basses, badigeonnées de rouge et de noir, quel beau tas de bois mort à brûler ! Et pourtant, en quelque saison que vous y arriviez, vous y arrivez toujours comme au lendemain d’une fête qui aurait duré pendant des siècles. Les murmures de la vie que vous y percevez ne sont pour vous que les échos mourans d’un plaisir millénaire. Je garderai l’impression d’y avoir marché, des jours et des jours, dans un air tiède encore des concerts évanouis et sur des tapis de fleurs à peine fanées.

J’habite à Kyôto dans une petite rue proche de la rivière. L’auberge où je suis descendu, très discrète, peu fréquentée, toute japonaise, est tenue par une vieille dame à qui je fus