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d’une ambassade ou dans une Exposition Universelle n’en connaissent que la parodie. Je sens même que la présence d’un autre Européen, ou qu’un miroir qui me renverrait mon image, suffirait à briser mon enchantement. Dès que j’entre au salon carré, où se déploie l’extraordinaire solennité, j’avise le coin le plus obscur et je m’y dissimule du mieux que je puis. La politesse des habitans de Kyôto me rend l’effacement difficile, car ils s’empressent à qui me cédera la meilleure place. Et je refuse, et ils insistent, et souvent ils me gâtent mon plaisir, ce plaisir qui consisterait à suivre, comme si on la surprenait en écartant un rideau, la plus étrange, la plus folle, la plus grave, la plus mystérieuse des occupations d’une fée. La cérémonie s’accomplit lentement et sur un tel rythme qu’on est étonné de ne point entendre de musique. Il s’agit bien moins de vous préparer une tasse de thé que de vous donner l’apaisement intérieur et le sentiment de la mesure. C’est d’un bien joli magnétisme.

Quand on vous a servi le breuvage un peu marécageux, mais très aromatique, on vous introduit dans une salle tout incarnate et ruisselante de lumières. Deux ponts de bois clair en traversent le parterre, des loges à la scène, « chemins de fleurs » où défilent les danseuses. Les décors figurent les temples de Kyôto, les jardins célèbres, le lac de Biwa ou la porte du Palais impérial. A genoux, des deux côtés de la scène, les joueuses de shamisen, de tambourins et de gongs, font un concert intraduisible d’où s’élancent des notes aiguës à vous percer l’âme. Les danseuses, plus parées encore que les musiciennes, les cheveux piqués de fleurs et de bijoux qui tremblent, un éventail dans chaque main, rose ou doré, glissent comme des princesses de fantaisie sous des flots de brocart. Je ne reverrai jamais une pareille harmonie de sons, de couleurs, de chants, de gestes, d’étoffes précieuses et de petites mains enfantines. Le printemps des montagnes est descendu dans la plaine, et là, au sein même de la nuit, je le tiens sous mes yeux avec ses papillons, ses fleurs, ses soies ardentes, ses visions d’or et sa vieille musique énamourée où crie le désir.

Ces quartiers de joie ne forment qu’un point de la vaste plaine. Mais ils sont le cœur de Kyôto, et Kyôto, que chaque jour le silence et la solitude envahissent, mourra, toute sa jeunesse au cœur.