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Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 31.djvu/618

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s’était sauvée l’avant-veille avec un étudiant, un enjôleur, « dont les paroles étaient aussi douces que la main qu’on promène sur le dos d’un chat. » Mais ils n’étaient pas allés très loin : le lendemain, l’étudiant prenait le train d’Osaka, et le médecin rattrapait sa bonne laissée pour compte devant la gare. Il la ramena, la sermonna sans élever la voix, puis tranquillement lui saisit les cheveux, ouvrit ses grands ciseaux, et, grave comme un bonze, méticuleux comme un perruquier de profession, il lui assura six mois de honte et de vertu.

Six mois pendant lesquels elle n’oserait point paraître aux fêtes des églises, ni accompagner la femme du marchand de parapluies quand elle va honorer les deux sakaki du temple de Shimo-Gama. Ces deux arbres, réunis par une branche qui, poussée du tronc de l’un, s’est enfoncée au tronc de l’autre, ont la propriété de rétablir le bon accord dans les ménages. Et le bruit court que le marchand de parapluies est d’humeur acariâtre. Je n’en crois rien, et je me figure que la femme provoque les taquineries de son maître pour justifier la fréquence de ses pèlerinages et pour avoir plus souvent l’occasion d’admirer un si miraculeux caprice de la nature.

Les habitans de Kyôto adorent leur terre et se sentent un peuple choisi. Quand, après la guerre sino-japonaise, on exposa au milieu de leur ville les trophées conquis sur les Chinois, ils furent peut-être de tous les Japonais ceux que la vue de ces anciens canons enthousiasma le moins. Vous auriez dit des millionnaires devant qui l’on exhibait quelques sous misérablement gagnés. Ils s’attendaient sans doute à ce qu’on déballât sous leurs yeux les trésors de Pékin. Encore ces trésors leur eussent-ils paru d’un prix médiocre auprès de ceux dont ils ont la garde et qui les rendent, même pauvres, les plus riches des hommes.


Mon voisin, qui passe quelques heures de sa vie à raccommoder des geta et même à en faire, vient de perdre le sixième de ses enfans, son dernier-né. Le bébé n’avait qu’un ou deux jours. La mère n’a point pleuré ; les frères et les sœurs ont regardé d’un œil curieux et poli ce petit étranger en cire jaune si vite immobile, si vite silencieux. Le père l’a déposé dans une boîte de bois blanc, l’a chargé sur son dos, et, de grand matin, est sorti pour le porter au cimetière.

Il s’en allait lentement le long des rues. Il songeait que