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Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 31.djvu/632

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avions dans la main. Autour de nous, s’étendait la plaine ensemencée. La ville semblait finir ; mais nous parvînmes bientôt devant la porte du quartier rectangulaire de Shimabara, haute et massive, pareille à la porte d’un temple.

La rue, plantée de maigres arbrisseaux, était à peine éclairée de quelques lanternes dont la lumière vacillait au souffle du vent. Des servantes, chargées de baquets, trottinaient. Une voix nous appela à travers le grillage d’une masure. Au bout de la rue, se dressait une grande maison muette et sombre où l’on entrait par une remise.

— Nous y sommes, dit Maéda. Les oïrans, dont je vous ai parlé, demeurent aux alentours et donnent leurs rendez-vous dans cette hôtellerie. Le quartier n’est pas beau, et la maison n’a pas changé depuis deux siècles. Mais c’est ici que le Chef des Quarante-sept Rônins, afin d’endormir la vigilance de son ennemi, se livrait à ses fameuses débauches.

À ce moment, je crois que Maéda, dont la voix grave tremblait d’émotion, eut pleinement conscience de l’énormité qu’il allait commettre. Mais il se raidit contre sa faiblesse, et, après m’avoir prié de l’attendre, il s’engagea seul sous la porte de la remise et se dirigea vers la maison, en qualité de parlementaire.

A gauche, dans un renfoncement du mur, un kurumaya, assis entre les brancards de son cabriolet, dormait à poings formés. Plus loin, une servante tirait de l’eau d’un puits. A droite étaient rangées d’énormes caisses, cadenassées et surmontées d’écriteaux en bois. Les murs étaient sordides ; et le toit de la remise, crevassé. Mais l’entrée de l’hôtellerie, avec ses lumières et ses nattes blondes, ressemblait à une petite scène de théâtre élevée au fond d’un misérable hangar. Une jeune bonne, agenouillée sur le seuil, y gardait l’immobilité d’une figure de cire.

J’attendis plus d’un quart d’heure. Le kurumaya ne s’était point réveillé ; la jeune bonne n’avait point bougé. Tout à coup elle se prosterna, et Maéda apparut, penaud, l’oreille basse.

— Eh bien ? lui dis-je.

— Hé ! répondit-il. Madame la Patronne m’a prié de vous présenter toutes ses excuses. Ces dames ont disposé de leur soirée… Le préfet est là.

— Tant pis ! lui dis-je ; et maintenant, mon cher ami, que j’ai abusé de votre complaisance, allons souper dans un endroit où l’on accepte la couleur de mon visage.