Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 31.djvu/679

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

donner des compagnons d’infortune, de montrer plus répandue qu’on ne pense une faiblesse dont il a souffert. N’a-t-il pas d’ailleurs raconté fort crûment dans les Souvenirs d’Égotisme, une scène de cabinet particulier d’où il appert que l’Octave d’Armance incarna certainement une des faces de la complexe personnalité de son créateur, et que telle fut l’opinion de ses amis parisiens[1]. Nous possédons, il est vrai, le témoignage contradictoire de Menta, qui trouva chez Beyle tout autre chose qu’un Octave. Excès opposé au précédent, mais parfois tout aussi symptomatique de l’absence d’équilibre nerveux : n’a-t-on pas signalé par exemple de semblables contrastes chez Maupassant, qui finit par en être victime ?

En résumé, ce n’était point pure affectation romantique que la préférence de Stendhal pour les jugemens artistiques du « jeune homme à l’œil hagard, aux mouvemens brusques, à la toilette un peu dérangée[2] » dont il aimait à suivre les pas et à recueillir les appréciations dans les galeries du Louvre. Il se sentait de cette complexion, et, loin de souscrire à sa dédicace vaniteuse au lecteur : « To the happy few, » c’est par l’exergue contraire : « To the unhappy few, » que nous exprimerions volontiers le danger d’une trop grande complaisance pour un état d’âme si évidemment établi en position d’équilibre instable. N’a-t-il pas rectifié parfois de sa propre main la devise orgueilleuse de ses heures exaltées : par exemple, lorsque, rejetant avec dédain le plat bonheur des Florentins trop raisonnables, il adjure le lecteur de préférer avec lui l’orage romantique et le malheur passionné de Rousseau ou de Byron, ce Rousseau d’outre-Manche ?

En terminant cette revue des particularités constitutionnelles qui créèrent l’égotisme de Stendhal, nous voudrions faire entrevoir dans son égotisme même l’explication des succès actuels de ce penseur. Humain, trop humain lui aussi, c’est-à-dire représentant cynique de l’humanité de son temps, Beyle partage et excuse à la fois les faiblesses de ses lecteurs ordinaires, ces fleurs de serres chaudes grandies dans les sphères intellectuelles de la société moderne. Si ce trait n’existait point en lui, ce serait véritablement une singulière aventure que l’essor de sa réputation, presque nulle de son vivant, si promptement

  1. Comment a vécu Stendhal, Paris, 1900.
  2. Mélanges, p. 253.