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Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 31.djvu/791

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On ne croyait pas à cette époque que l’unité morale de la France fût compromise parce qu’un enseignement religieux se donnait dans une Faculté de l’Etat : on se contentait de réserver à d’autres membres de l’Université le droit de parler en sens contraire. Sans aucun parti pris d’hostilité contre l’Eglise, mais avec une entière indépendance, deux autres Athéniens, M. Emile Burnouf et moi, nous profitions de la permission Nous venions tous deux du lycée de Toulouse et, en arrivant à Nancy, nous avions pris un appartement en commun. Nous étions cependant loin de penser de même sur toutes les questions. Il nous suffisait pour nous entendre d’être assurés que notre liberté individuelle serait respectée par chacun de nous. Nous ne demandions pas à demeurer toujours d’accord, nous demandions au contraire qu’il nous fût permis de penser différemment.

M. Emile Burnouf, qui a été longtemps directeur de l’Ecole française d’Athènes, et qui vit encore, était en 1854 dans tout l’éclat de la jeunesse et du talent. J’ai connu peu de personnes aussi bien douées que lui. Il avait reçu de la nature tous les dons : l’esprit philosophique, le goût des sciences exactes, le sentiment de la musique et de la peinture, l’aptitude à la philologie qu’il tenait de son oncle, l’auteur de la grammaire grecque, et de son cousin germain, l’illustre orientaliste. Il aurait été également à sa place dans une chaire de philosophie, d’esthétique, de physique, de littérature ou de grammaire. Il essayait non sans succès de retrouver la notation musicale des anciens Grecs et il reproduisait les paysages de la Grèce dans des aquarelles fort agréables. Lorsqu’il fut question de construire l’École française d’Athènes, ce fut lui qui en fit le plan. Pendant les années que j’ai passées avec lui, je ne l’ai jamais vu embarrassé par aucun problème. Il résolvait avec aisance toutes les difficultés. L’originalité et l’imprévu de son enseignement obtenaient le plus grand succès. On ne savait jamais s’il parlerait d’art, de philosophie ou de littérature. Il réservait à ses auditeurs les plus étonnantes surprises. Un jour entre autres où il parlait du sentiment de la beauté, chez les Grecs, il ouvrit sa leçon par ces paroles mémorables : « Le beau sexe, c’est-à-dire l’homme… » La salle, qui était pleine de femmes, commença par un sursaut d’étonnement pour finir par une longue salve d’applaudissemens.

L’écueil de cette admirable facilité fut de toucher à tout sans creuser profondément aucun sillon. Un instant, M. Emile