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Sur ces entrefaites, une lettre du Comte d’Artois arrivée à Varsovie, le 22 avril, annonce le dénouement, que depuis longtemps, il savait inévitable. La comtesse de Polastron a rendu l’âme le 27 mars, c’est-à-dire vingt-quatre heures avant qu’on ne connût à Londres l’exécution du duc d’Enghien. « Quoique préparé à cet événement, écrit le comte d’Escars au marquis de Bonnay qui tient auprès du Roi la place de d’Avaray, alors en Italie, Monsieur est dans la plus profonde affliction. Sa santé cependant n’en paraît pas altérée. Il est impossible de connaître encore quelle influence cette nouvelle situation aura sur le train de vie de Son Altesse Royale. Ce qu’on a pu remarquer jusqu’à ce moment est un peu de disposition à se tourner du côté de la dévotion. » On sait quels rapides progrès allait faire cette disposition du Comte d’Artois. Le Roi n’en sera pas plus surpris qu’il ne l’est en ce moment d’apprendre que son frère se convertit. Les confidences qu’il a reçues de lui l’ont préparé à l’événement. A la nouvelle de la mort de Mme de Polastron, il prend la plume et laisse parler son cœur.

« On a beau, mon cher frère, avoir prévu depuis longtemps un malheur, s’y être préparé du mieux qu’on a pu, le coup est toujours le même. Cette réflexion, sur ce que j’éprouve en ce moment, vous dit assez que j’ai reçu votre douloureuse lettre du 30 mars. Oh ! qu’ils sont heureux, ceux qui peuvent, en personne, recueillir vos larmes !

« J’attends que la douleur accablante dont vous étiez rempli en m’écrivant, ait fait place à une douleur également sentie, mais plus modérée. Je ne vois que trop les traces de la première dans cette phrase qu’en toute autre circonstance j’appellerais cruelle : Le Ciel me réserve peut-être la véritable consolation de mourir bientôt en vous servant. Non, il ne vous la réserve point ; il faut que vous viviez pour pleurer ce que nous avons perdu, pour aimer ce qui nous reste, pour me remplacer un jour, pour achever l’ouvrage que je ne puis me croire digne de mener à fin. Et ce n’est pas en mon nom seul que je vous engage à bannir une telle pensée, c’est aussi au nom de celle qui, sans doute, recueille à présent le fruit de ses longues et cruelles souffrances, mais dont le bonheur serait troublé si elle vous voyait chercher à la rejoindre avant le temps prescrit.

« Le croiriez-vous, mon ami, je me suis presque réjoui que la nouvelle de l’assassinat de M. le duc d’Enghien ait suivi de si