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à croire que ce roman d’amour dénoué par la mort n’est qu’une fiction poétique, et que les dernières lignes de Graziella ne sont que la transposition en prose des vers du Premier regret ? Ainsi la création de l’artiste, le rêve du poète prend place au milieu des incidens réels de sa biographie, retracés au cours de ses Confidences.

Nous avons un autre exemple de la façon dont les romantiques plient les faits à leur fantaisie. Les libertés que de tout temps Victor Hugo a prises avec les dates n’avaient pas échappé naguère à M. Edmond Biré. Ses conjectures se trouvent pleinement confirmées et ses hypothèses étendues et fortifiées par les résultats de l’étude que vient de faire M. H. Dupin sur la Chronologie des Contemplations. La composition des Contemplations représente un long espace de la vie de Victor Hugo, puisqu’elle va de 1830 à 1855. Or, il existe entre les dates indiquées par l’édition pour chaque pièce et les dates données par le manuscrit, de notables différences et un fréquent désaccord. Lesquelles doivent faire foi ? Il va sans dire qu’il y a en faveur des dates du manuscrit de fortes présomptions. Encore faut-il pour les changer en certitudes les étayer d’autres argumens. C’est ici qu’intervient le travail de l’érudit. A l’aide d’une méthode très sûre, M. Dupin est arrivé à déterminer l’époque de chaque pièce par les époques mêmes de la sensibilité, du style, de la versification de Victor Hugo. La conclusion est que, de toute évidence, Victor Hugo a antidaté ou postdaté la plupart des pièces des Contemplations, pour des raisons de convenance, et afin qu’elles fussent en accord avec les états successifs par lesquels il lui plaisait que sa pensée et sa sensibilité eussent passé. Mais « il s’en faut que la vie procède avec cette rigueur logique et quasi fatale ; et la vie de Victor Hugo, elle aussi, a été infiniment plus complexe et plus confuse qu’on ne pourrait le croire d’après l’arrangement qu’il y a mis. Il n’est pas vrai qu’il y ait eu un abîme entre « autrefois » et « aujourd’hui. » Après la mort de sa fille, Victor Hugo s’est bien souvent complu dans les imaginations voluptueuses et dans les souvenirs charmans d’amour et de jeunesse. « Nous allions au verger cueillir des bigarreaux » est postérieur à la pièce « A Villequier, » et la « Coccinelle » est de la même époque que « A celle qui est restée en France. » Victor Hugo ne s’est donc point contenté de dégager la loi générale de l’évolution de sa vie ; il a absolument plié sa vie à cet ordre ; il a corrigé les faits, c’est-à-dire les dates de ses pièces toutes les fois que cet ordre eût été troublé. » C’est à ce prix que les Contemplations sont « l’histoire d’une âme ; » une histoire revue et corrigée pour les besoins de l’esthétique et de la morale.