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Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 32.djvu/142

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en France, travaillait d’un labeur acharné au grand ouvrage qui, dans sa pensée, devait venger la religion chrétienne des attaques de la « philosophie. » Ce que Chateaubriand faisait au nom du christianisme, Villers le faisait au nom de l’idéalisme de Kant. Tous deux avaient senti l’illumination soudaine. Sous le coup de malheurs domestiques inouïs, Chateaubriand s’était souvenu de la foi des ancêtres ; Villers avait eu en Allemagne la révélation de la vraie doctrine et de la vraie science. Tous deux aussi écrivaient sous l’influence récente des grands événemens révolutionnaires ; émigrés, victimes de la haine des partis, ils n’étaient pas exempts l’un et l’autre de ce préjugé si commun alors, qui attribuait à la philosophie du XVIIIe siècle toutes les calamités publiques ; pour Villers comme pour Chateaubriand, c’était le « sensualisme, » la morale de l’intérêt personnel, dégradant l’homme, paralysant la conscience, qui avait enfanté le « jacobinisme[1]. » On avait vaincu le jacobinisme par la force ; il fallait « vaincre l’encyclopédisme par la raison. » C’était le point précis où Villers se séparait de Chateaubriand. Ils voulaient tous deux proposer à l’esprit humain un plus haut idéal ; mais Chateaubriand exaltait la foi des ancêtres, source d’héroïques vertus et d’immortels chefs-d’œuvre ; Villers, en bon idéologue, prétendait guérir les maux de la raison par la raison même : « Il y va, s’écriait-il avec enthousiasme, il y va du salut de tous ; il y va de la gloire et du bonheur de la nation, de la paix et du bonheur de toutes les familles ! »

Tirer de l’idéalisme kantien une morale et une règle de vie, relever ainsi l’esprit public, tel est le but que poursuit Villers en publiant son ouvrage. Il est certain, en dépit de faciles railleries, que l’impression sur quelques intelligences d’élite fut vive. Mme de Staël, en particulier, lut avec passion ce livre. Il lui a révélé à peu près tout ce qu’elle devait dire plus tard de Kant. Mais, surtout, il était trop bien d’accord avec ses propres pensées pour ne pas aller jusqu’au plus profond de son âme. Ce qui n’était encore à ce moment de sa vie morale qu’intuition vague, lueur incertaine et confuse, se précise et s’éclaire. Un an plus tard, dans l’automne de 1802, déjà proscrite, délaissée de ses amis, victime de passions qui avaient dévoré son existence, elle cherche un principe solide auquel elle puisse rattacher ses

  1. Cf. Philosophie de Kant, p. 164 et suiv.