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Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 32.djvu/163

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À ce moment il fut interrompu par l’horrible ramage qui, d’un coin de la maison, sembla se répercuter dans tous les autres coins. Ce fut un charivari à penser que les cloisons allaient crever et le joli cottage s’écrouler sur nos têtes.

Notre hôte sourit, et, lorsque le calme se fut rétabli, il continua, le doigt tourné vers le corridor :

— Jadis, hier encore, quand ils étaient inoffensifs, on les laissait vaquer à leurs fantaisies, et personne ne tentait de les ramener à la raison. Mais quand ils étaient dangereux et qu’on ne les tuait pas en voulant les exorciser, on les ligotait et on les enfermait dans des tonneaux. J’ai vu cela. Notre peuple était pourtant très doux et de nature compatissante. Mais la douceur n’est qu’une petite lueur incertaine, vite éteinte sous l’ignorance et la superstition. Le gouvernement a bâti des hôpitaux. Moi, malgré mon inexpérience et ma faiblesse d’esprit, j’ai fondé cette maison pour y recevoir ceux dont les familles aisées ne désireraient pas qu’ils fussent traités à l’hôpital. Je ne cherche point à m’enrichir, et mes prix sont modestes : un yen, soixante quinze sen, ou trente-cinq sen par jour[1]… Excusez-moi de vous importuner si longtemps de mon bavardage, et permettez-moi de vous montrer mon établissement.

Il nous introduisit dans la salle des aliénés inoffensifs qui nous accueillirent avec une grande courtoisie et qui, bien entendu, me parurent les gens les plus sensés du monde. Je n’avais jamais franchi le seuil d’une salle ou d’une cour de fous sans que le directeur ou le médecin qui m’accompagnait ne fût assailli de réclamations et de prières. Ils protestaient de leur parfaite santé ; ils se plaignaient des violences de leurs gardiens ; ils en appelaient à la justice ; ils se réclamaient de leurs droits. Ici, rien de semblable. Peut-être la discipline où la politesse japonaise maintient les individus opérait-elle encore sur les cerveaux déséquilibrés de ces mélancoliques et de ces mégalomanes. Pas un ne se déroba à l’obligation morale de nous adresser un salut et un sourire. Ce fut la seule différence que je crus remarquer entre les fous blancs et les fous jaunes.

Je n’en vis plus aucune lorsque, par des chambres et des galeries si douces au pas et si plaisantes à l’œil, nous descendîmes devant les cabanons. Les cellules des forcenés, dont les

  1. Le yen vaut environ 2 fr. 55 et le sen un peu plus de 2 centimes.